Le 9 juillet 1941 – dix-sept jours après le déclenchement de l’opération Barbarossa –, Joseph Goebbels note dans son Journal une phrase qui ne livre pas aussitôt le sens qu’il faut lui donner :
« Quand on pense que l’infanterie avance, dans certains cas, jusque 200 km derrière des blindés de première ligne, cela donne une idée des difficultés qu’il nous faut surmonter ici. » (page 327)
On peut penser qu’il s’agit, par exemple, de problèmes de ravitaillement en carburant comme en munitions. En réalité, c’est la manifestation d’un phénomène bien plus grave, en ce qu’il concerne la réalité même de ce que le peuple soviétique et ses alliés sont décidés à faire pour défendre les spécificités nées de la révolution bolchevique de 1917.
Une phrase de Boris Laurent – journaliste spécialisé en histoire militaire – nous en livre le contenu :
« De petits groupes de soldats bientôt rejoints par des paysans utilisent habilement les denses forêts biélorusses et les champs de maïs le long des routes principales pour tendre des embuscades aux unités logistiques de la Wehrmacht loin derrière les unités de tête. » (Boris Laurent, La Guerre totale à l’Est, etc., page 68)
Ce texte, qui annonce ce que va être l’activité des partisans tout au long de la période où les Allemands seront sur le sol de l’Union soviétique, renvoie aux trois premiers jours de la guerre germano-soviétique. C’est dire qu’à peine attaqué par les nazis, le peuple soviétique est entré de plain-pied dans le combat le plus rapproché, celui qui affronte les hommes aux hommes.
Or, dès le premier soir déjà, le journal du Panzergruppe commandé par le général allemand Hoth portait cette mention plutôt troublante :
« Là où l’ennemi apparaît, il se bat avec ténacité et courage jusqu’à la mort. Les combats, par conséquent, seront plus durs que ceux en Pologne et à l’Ouest. » (page 67)
Il n’avait en effet fallu aux Allemands que deux semaines de combats pour anéantir l’essentiel des forces polonaises et françaises, tour à tour en septembre 1939 et en mai 1940…
(En ce qui concerne la part personnelle prise par Charles de Gaulle dans cette dernière défaite, je renvoie à ce que j’ai écrit ici)
Mais, en URSS, la bravoure et le dévouement jusqu’à la mort y comprise ne seront pas seuls au rendez-vous. Lisons ce que Boris Laurent nous rapporte ensuite sur ces mêmes trois premiers jours :
« Surtout les nouveaux chars T-34 et KV-1 soviétiques ont causé d’énormes difficultés aux unités antichars allemandes et ont même semé la panique dans les rangs des Panzerjäger (chasseurs de chars). » (page 69)
En veut-on une illustration ? Boris Laurent nous la fournit immédiatement :
« Dans le secteur du groupe Nord, le 24 juin [1941], des KV-1 viennent frapper les éléments de la 6e division de panzers. » (page 69)
Avec les résultats suivants :
« L’apparition soudaine de ces « mastodontes » désorganise complètement les troupes allemandes. Les tirs des pièces antichars n’ont aucun effet sur leur épais blindage et les contre-attaques menées de front et sur les flancs par des panzers type IV sont toutes des échecs. » (page 69)
Quittons l’immédiateté, et considérons les leçons que les Allemands croiront pouvoir tirer de la mauvaise surprise que leur avait réservée l’industrie soviétique et, à travers elle, Joseph Staline et son entourage politique et technique :
« Avec l’arrivée des KV-1, les Allemands vont produire des panzers plus lourds, plus larges, technologiquement avancés et avec une plus grande puissance de feu. Mais cette course au gigantisme et à la technologie arrivera trop tard et avec des productions trop faibles par rapport aux rustiques T-34, très faciles à produire et en grandes quantités. » (pages 69-70)
Rusticité… De même, sans doute, pour ces si courageux partisans… Rusticité, cependant, qui ne va pas sans l’intelligence la plus aiguë, qu’il s’agisse de Sébastopol ou de Stalingrad, ou de l’inscrire dans les matériels eux-mêmes puisque, s’il faut en croire Boris Laurent :
« Le tank moyen T-34 est une machine remarquable, mieux blindée et plus rapide que les panzers III. L’armement est en outre plus puissant et ses larges chenilles lui permettent d’évoluer dans la boue et la neige. » (page 70)
Ce qui n’est pas le credo du seul Boris Laurent, puisque, ainsi qu’il l’écrit :
« Pour le général von Kleist, chef du 1er groupe de panzers, le T-34 est le meilleur blindé du monde. » (page 70)
Bien sûr, tout cela a son prix. Et dès le 27 juin 1941 – cinquième jour de combat –, le général Halder, chef d’état-major de l’OKH (commandement de l’armée de terre) écrit dans son journal :
« Le groupe d’armées Sud progresse lentement, avec de lourdes pertes. » (page 72)
De même pour le groupe Centre, comme Boris Laurent le rapporte :
« Au nord de Minsk, les Allemands sont ralentis par les défenseurs soviétiques, terrés dans des bunkers. Au soir du 28 juin [1941], la 7e division de panzers a perdu la moitié de ses chars types II et III mais 75 % de ses panzers IV ! » (page 73)
Avant de voir les conséquences géostratégiques de ce qui se révèle ici aux yeux des généraux de Hitler en quelques jours, étonnons-nous avec Boris Laurent lui-même :
« Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les historiens occidentaux ont présenté la guerre à l’Est d’un point de vue largement allemand – sous couvert que les archives accessibles n’étaient alors qu’allemands. » (page 8)
Quarante pages plus loin, le même auteur en est à la révolte :
« Que n’a-t-on pas écrit sur l’Armée rouge : une armée désorganisée, sans tête stratégique, incapable de penser une opération d’envergure, dominée de la tête et des épaules par la Wehrmacht et qui n’a dû son salut qu’à la masse humaine sacrifiée dans de sanglants assauts. Tout cela est faux. » (page 48)
Élargissons la question…
En 1998, madame Hélène Carrère d’Encausse (qui deviendrait, un an plus tard, secrétaire perpétuel de l’Académie française) a publié chez Fayard une biographie de Lénine dont voici la dernière phrase :
« Il est tentant de conclure que, théoricien fort moyen, il n’en fut pas moins un « inventeur » politique exceptionnel – le seul de ce siècle où tous les dictateurs ont suivi des voies peu ou prou frayées par d’autres sans guère laisser de traces de leur action, si ce n’est dans la terre meuble des charniers. » (Hélène Carrère d’Encausse, Lénine, Fayard 1998, page 623)
Dernier mot qui est très abondamment illustré par l’ultime phrase de la quatrième de couverture :
« En dépit du bilan terrible du régime qu’il a institué – plus de cent millions de morts – le constat s’impose : génie politique, Lénine a été l’inventeur d’un système de pouvoir sans équivalent dans l’histoire de ce siècle. »
« Plus de cent millions de morts« … De qui se moque-t-on ?
Michel J. Cuny
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