C’était dans les années où Michel J. Cuny faisait ses premiers pas dans l’écriture (1976-1977) et où je les ferais moi-même un peu plus tard (1978-1981)…
Le 27 mai 1977, l’émission Apostrophes, sur Antenne 2, était consacrée aux « Nouveaux philosophes ». Deux spécimens, Bernard-Henri Lévy et André Glucksmann, présents sur le plateau télévisé ce soir-là, allaient fanfaronner aux côtés de Maurice Clavel contre François Aubral et Xavier Delcourt, auteurs de l’ouvrage critique Contre la nouvelle philosophie qui est une analyse de la prétendue école de pensée des nouveaux philosophes. Ce soir-là, Bernard Pivot eut fort à faire pour calmer tout ce “beau monde” de la “nouvelle philosophie” qui se dressait d’autant plus véhémentement contre les critiques qui lui était faites que l’un et l’autre de ces “nouveaux philosophes” étaient venus là pour se montrer et faire de la publicité pour leurs élucubrations anti-communistes, anti-staliniennes.
Voici comment, quelques années plus tard, le magazine Télérama revenait sur ceux qui étaient devenus les coqueluches des “intellectuel(le)s” de la grand-messe : « BHL, col blanc pelle à tarte déboutonné et cigarette à la main, aussi à l’aise que s’il était dans son salon ; Glucksmann, plus raide, à l’apparence vaguement hippie, avec déjà une coupe de cheveux à la Mireille Mathieu. » [Télérama, L’émission qui rendit André Glucksmann et BHL célèbres, Thomas Bécard, 10/11/2015, mis à jour le 26/02/2021.]
Sachant le rôle que l’industrie du livre lui faisait jouer, Bernard Pivot, le maître de céans, présentait ses deux invités en ces termes : « Les nouveaux philosophes : coup de poker, un coup de marketing intellectuel, ou est-ce au contraire une sorte de révolution culturelle spontanée ; est-ce de la poudre aux yeux, ou bien une approche intelligente, originale, de la vérité ? » [Idem.] Il faut rendre à Pivot ce qui est à Pivot : son premier coup d’œil était le bon : « un coup de marketing », soutenu par « de la poudre aux yeux ». Pour la « révolution culturelle » et « une approche » « de la vérité »… il faudra aller voir ailleurs, dans d’autres livres dont les auteurs et auteuses n’auront jamais fait un pas sur ce type de plateaux…

Quant à la discussion intellectuelle qui s’annonçait, elle n’aurait pas lieu, elle n’aurait jamais lieu avec ces deux personnages surfaits qui y sont allés, chacun de son monologue contre les deux auteurs présents qui n’avaient d’autre tort que de ne pas goûter la nouvelle philosophie. Il fallait vendre et Bernard Pivot était un bon marchand : il aurait pu vendre des serpillières en les faisant passer pour des tapis d’Orient avec autant de succès. Du 10 janvier 1975 au 22 juin 1990, certains libraires n’ont pas eu à se plaindre : les affaires marchaient bien.
À ce qu’il paraît… certain(e)s intellectuel(le)s n’ont pas apprécié cette “grand-messe” du vendredi soir. Parmi eux, Gilles Deleuze et Raymond Cousse.
Dans son ouvrage Pourparlers 1972-1990 (Éditions de Minuit, 1990), Gilles Deleuze déplorera que l’émission soit « l’état zéro de la critique littéraire, la littérature devenue spectacle de variétés ». (P. 175). [Cité dans Le Monde, Les Goncourt à perpétuité !, Bernard Frank, 20 novembre 1985.] Raymond Cousse, dans Apostrophe à Pivot dénoncera « la littérature frôlant la pire des médiocrités : « Je vous trouve quant à moi insignifiant en général et passablement niais lorsque vous vous mettez en tête de parler littérature. Vous ne m’intéressez d’ailleurs ici qu’en tant que représentant d’un système qui écrase la création littéraire en France. ». » (P.9) Ces deux chercheurs ne croyaient pas si bien dire…
Car Bernard Pivot n’a jamais été qu’un bonimenteur payé pour rendre service à l’industrie du livre, certes, mais aussi pour contribuer à la diffusion de l’idéologie nécessaire à la prétendue élite. Pour être “élite” et le rester, il lui faut, d’une part, accumuler et conforter des capitaux considérables et, d’autre part, avoir à sa disposition des abrutis de service provoquant un abêtissement général et une soumission moutonnière de la population à des schémas de vie au rabais.
Cette émission, en brassant des mots, de l’argent et du vent, a participé au déclin de la littérature, de la philosophie, de la psychanalyse, etc. : au déclin, en deux mots, du livre et de l’art. Autrement dit, elle a abaissé la pensée, anéanti la réflexion, fourvoyé la critique, détourné la discussion vers des propos faciles qui confinaient aux ragots dont Bernard Pivot ne pouvait dissimuler le fait qu’il en était friand… Monsieur Pivot n’a jamais été qu’un homme esclave d’un système qui lui permettait de se faire briller et de faire le pédant.
La France, pour ne parler que d’elle, a complètement oublié qu’à l’origine, à la source du livre, il y a l’auteur ou l’auteuse…
La plupart des maisons d’édition ont été destructurées et sont devenues dépendantes de grands groupes qui considèrent le livre comme un objet de consommation rapide, jetable et, donc, à rentabilité immédiate. La médiatisation et la diffusion de quelques titres sur la flopée de livres imprimés en un temps record, grâce à l’évolution des techniques, et pouvant partir au pilon en un temps record également tant le stockage de livres, qui ne seront jamais mis en évidence et jamais vendus, est coûteux, ont tué les raisons d’exister d’un livre.
Les auteurs ou les auteuses, s’ils – si elles ne veulent pas se plier à la demande éditoriale, à la critique sectaire, à l’idéologie ambiante, demeurent dans l’anonymat. Mais ne vaut-il pas mieux avoir un lectorat intéressé par le contenu d’un livre documenté qui incite à la réflexion plutôt qu’un lectorat qui attend que le “on” pense pour lui et lui serve des lieux communs, une potion qu’il croit magique mais qui n’est que poison ?
De nos jours comme dans les temps reculés, la production, la création n’ont jamais été que le fait de quelques écrivains et écrivaines, de quelques artistes, passionné(e)s par la vie humaine.
Il faut aller jusqu’au bout de la vérité… Les bibliothécaires n’ont pas toujours apprécié d’entendre des lecteurs, surtout des lectrices, demander les nouveaux livres « de chez Pivot ».
Lors de mes rendez-vous dans bon nombre de bibliothèques municipales et départementales de France, certain(e)s bibliothécaires m’ont dit : « Le temps d’acquérir les livres souhaités et de les mettre à la disposition du public… le contenu de ces livres de l’émission précédente est devenu obsolète dès l’émission suivante… » Monsieur Pivot a été, d’un vendredi à l’autre, « un mangeur de budgets municipaux consacrés aux bibliothèques »…
C’est ainsi que les bibliothécaires, chargé(e)s des achats de livres pour leur établissement public, ont vu les rayons de leurs bibliothèques encombrés des livres vantés par Pivot mais qui ne trouvaient plus, d’une semaine à l’autre, leurs lecteurs ou lectrices.
Ce système engraissait de grandes firmes privées (des maisons d’édition apparemment françaises dont les capitaux, et tout ce qui va avec, pouvaient échapper à la France et se trouver dans la dépendance de groupes à l’étranger). Au-delà du business qui n’a plus rien à voir avec le monde de l’écriture et de la lecture, de la pensée et de la discussion, ces bibliothécaires ont perdu une part essentielle de leurs compétences professionnelles. Certaines ont dit « Ouf ! » après les 724 émissions.
Voilà comment la bonhomie de monsieur Pivot a pu contribuer à lancer les carrières d’un Bernard-Henri Lévy et d’un André Glucksmann qui, prétendument antifascistes, se sont révélés tels qu’ils étaient : des pousse-au-crime, des criminels de guerre… dans les Balkans, en Irak, en Libye, en Syrie, et maintenant en Ukraine… André Glucksmann étant mort en 2015, son fils Raphaël a pris la suite, se mêlant des affaires intérieures de la Géorgie, de l’Ukraine… Ces manipulateurs d’hommes et de femmes politiques sont passés de gauche à droite, de droite à gauche, de gauche à droite… selon les besoins de leur fortune.
Mais quand donc les moyens seront donnés à la Justice française pour qu’elle puisse faire son travail contre les destructeurs de l’humanité qui se présentent comme des militants antifascistes, antitotalitaires et dont les “conseils politiques” auprès des présidents de différents pays font des centaines de milliers de morts en Europe, dans le monde arabe, jusqu’en Orient ?…
Françoise Petitdemange
30 juin 2022