Chargé de tenir la férule sur le Comité consultatif constitutionnel par le Gouvernement et par le règlement que celui-ci a octroyé à ce dernier croupion qui subsiste du pouvoir législatif dans le cadre de la préparation de la future Constitution de la Cinquième République, Paul Reynaud n’en aura pas moins fini par craquer. Cela s’est produit, non pas en présence de Charles de Gaulle (aurait-il pu aller jusqu’à se le permettre ?), mais tout de même devant le garde des Sceaux – l’ombre de l’autre –, Michel Debré, au beau milieu de la séance du 13 août 1958 au matin :
« On a enlevé au Parlement, en enlevant au domaine de la loi, un très grand nombre de problèmes. Par là, on a diminué son pouvoir, on a réduit son activité à deux courtes séances par an. On a donné au président de la République le droit de dissoudre l’Assemblée nationale, même contre l’opinion des trois person-nages qu’il doit consulter. On a imposé aux députés le vote personnel. On a donné la priorité aux projets du Gouvernement. On a interdit, en fait, aux membres du Parlement de participer au Gouvernement. Et voici que par l’article 45 on prend ces deux dispositions qui, à mon avis, et je vais essayer de vous le démontrer, sont dégradantes pour l’Assemblée nationale. »
Paul Reynaud (1878-1966)
Il s’agit de ce qui est devenu l’article 49 (dont l’alinéa 49-3 est désormais le plus connu) dans la version définitive de la Constitution de 1958. Tel qu’il est au moment où Paul Reynaud s’inquiète de son contenu, on y trouve tout d’abord le principe de ce que celui-ci va appeler une « interpellation » :
« Le premier ministre peut engager, après délibération en conseil des ministres, la responsabilité du Gouvernement en demandant l’approbation de son programme ou d’une déclaration de politique générale. »
S’il y a un désaccord, un second alinéa s’applique :
« L’Assemblée nationale met en cause la responsabilité du Gouvernement par le vote d’une motion de censure. »
Ici, Paul Reynaud se cabre :
« Lorsqu’il y a une interpellation, la procédure normale, jusqu’ici, était que la majorité et la minorité présentent l’une et l’autre un ordre du jour. La première présentait un ordre du jour de confiance, la seconde un ordre du jour de défiance, et on s’expliquait et on votait. »
Nous le voyons : un débat se formait dont l’Assemblée posait elle-même les termes et dont l’issue ne dépendait que du rapport de forces – après explication – entre la majorité soutenant le Gouvernement, et l’opposition. Or, constate Paul Reynaud :
« Maintenant c’est impossible. La majorité n’a plus la parole, seule l’opposition a la parole, seule l’opposition peut voter. On ne peut voter que sur une motion de censure, et il faut que la motion de censure soit adoptée à la majorité absolue. »
Et ensuite, il enfonce le clou :
« Mais c’est plus grave encore quand il s’agit d’un projet de loi […]. »
Prenons l’alinéa auquel il fait allusion (c’est la version initiale du fameux 49.3 qui ne diffère de la version définitive que dans la forme) :
« Lorsque, après délibération du conseil des ministres, le premier ministre engage la responsabilité du Gouvernement sur le vote d’un texte, celui-ci est considéré comme adopté si dans les trois jours aucune motion de censure n’a été votée. »
Accablé, Paul Reynaud laisse tomber cette remarque désabusée :
« […] à ma connaissance, il n’y a pas de Parlement au monde qui soit privé du droit de voter des lois. »
Soudainement pris de honte pour la France si peu démocratique que définit ainsi Charles de Gaulle pour les temps futurs, le président du Comité consultatif constitutionnel s’abandonne à son désenchantement :
« Je vous assure que je n’oserais pas me présenter dans une Assemblée interparlementaire si je représentais la seule Assemblée au monde qui n’ait pas le droit de voter la loi, qui inspire si peu confiance à celui qui a fait la Constitution et à nous-mêmes – puisque nous sommes responsables dans la mesure où nous donnons un avis –, que cette Assemblée peut être considérée comme unique au monde, comme une incapable, une infirme, qui n’a pas le droit de dire librement : « Je discute cette loi, je l’approuve, ou je la désapprouve. » »
Six mois plus tard, Paul Reynaud, président du Comité consultatif constitutionnel, adresse au président du Conseil, Charles de Gaulle, une note dans laquelle il tire la leçon de l’ensemble du procédé à quoi se résume aujourd’hui encore l’ensemble de l’article 49 :
« L’article 31 [actuel article 34] donne à l’Assemblée nationale le droit de voter la loi. L’article 45 [actuel article 49] le lui retire quand il s’agit d’une loi importante sur le vote de laquelle le Gouvernement pose la question de confiance. Il n’accorde plus à l’Assemblée du suffrage universel qu’un droit de veto qui est d’ailleurs truqué puisque l’on annexe d’autorité les voix des absents et des malades même hostiles à la politique du Gouvernement ou à son projet de loi, comme à Marseille on faisait voter les morts. »
Comment dire autrement que c’est bien la loi du Nombre (le suffrage universel) qui est désormais à demi morte, si pas complètement…
C’est, en tout cas, sur ces mots que nous quittons les débats du Comité consultatif constitutionnel.
Michel J. Cuny
(Ce texte est tiré de l’ouvrage électronique « Pour en finir avec la Cinquième République – Histoire de l’étouffement du suffrage universel » que j’ai publié il y a quelques mois et que l’on pourra trouver ici.)