C’est la dernière évaluation que je viens d’entendre : et c’est évidemment particulièrement réconfortant. Si l’on admet qu’en France la population des plus de quinze ans se situe aux environs de cinquante-cinq millions de personnes, la proportion est encore plus impressionnante.
Il y a quarante ans, alors que j’étais maître d’internat, on me demandait de veiller particulièrement sur cette grande question. La recommandation émanait, bien sûr, de personnes qui fumaient – peut-on le dire ? – à tour de bras.
Moi, non. Et c’est pourquoi je ne me reconnaissais pas le moindre droit de me mêler de cette affaire qui, déjà, ne me paraissait plus aussi claire que j’avais d’abord pu le penser : était-ce vraiment une servitude ?
C’est un merveilleux instrument de gestion politique des angoisses dont est porteur le quotidien, notamment aux alentours des systèmes de travail, de la vie de famille, et surtout de ce que j’aime tant à appeler la saison des amours.
La force de traction de ce machin-là se voit et se sait depuis longtemps : elle a toujours épaté les contremaîtres qui organisaient certaines visites du côté de ces endroits où l’intimité se perd dans la promiscuité et dans les mauvaises odeurs. Mais, même à proximité du hall d’entrée des hôpitaux, il y a des cohortes entières de ces malheureux qui fument, tout en partageant les quelques pauvres mots que leur laissent à dire les solidarités du plus pur des hasards.
C’est un phallus. Comme les autres, le tien ou pas le tien. Que tu sois homme ou femme, tu le prends et tu le jettes : c’est tout un. Toujours nouveau, et toujours aussitôt perdu. Et les mots, les vrais mots de l’amour, de l’amitié, tu les dis dans tes volutes de fumée : c’est tout à fait suffisant.
Tractations avec les responsables pour vite aller en griller encore une, et revenir, un peu allumé(e) par la nicotine, reprendre sa place quelque part parmi celles et ceux à qui il est sans doute beaucoup plus facile d’offrir une cigarette que de délivrer une parole vraie, et pleine des appels à une vie citoyenne bien autrement intense que celle qu’offre cet immonde cloaque où trône une fumée bousilleuse qui colle à tout, et pas qu’aux poumons.
Et puis là-bas, un peu plus loin, j’aperçois tous ces jeunes gens et jeunes filles qui s’y piquent, et qui s’y repiquent… Est-ce bien la seule vie d’exaltation que nous ayons à leur laisser ?
Michel J. Cuny