par Issa Diakaridia Koné
Reprenons l’analyse du féodalisme telle que le Conseil national de la Révolution algérienne (C.N.R.A.) la faisait dès juin 1962, trois mois après la signature des accords d’Évian, en mettant en cause les « survivances idéologiques » ainsi que les « vestiges sociaux » qu’il laisse derrière lui :
« Reposant sur le principe d’une autorité patriarcale et paternaliste, source d’arbitraire, il représente, de plus, une forme aiguë de parasitisme. C’est par ces deux aspects qu’il favorise la persistance des structures et concepts d’un autre âge : esprit tribal, régionalisme, mépris et ségrégation de la femme, obscurantisme et tabous de toutes sortes. » (page 692)
Survivance malsaine d’une époque ancienne, le féodalisme se présente comme un frein qui va peser, dès la mise en œuvre de l’Algérie nouvelle, sur la politique de sortie de la dépendance coloniale. Ainsi, outre le poids spécifique de ce que les accords d’Évian imposent quant aux propriétés des Européens et à la place de ceux-ci dans la vie politique pour au moins trois ans, le peuple algérien devra faire face à ce qui façonne sa vie quotidienne malgré lui, puisqu’il s’agit des résultats induits par sa mise à l’écart des grandes responsabilités de conduite de son propre pays pendant 132 années…
Ainsi le C.N.R.A. le précise-t-il :
« Toutes ces conceptions et pratiques rétrogrades qui se trouvent encore à l’état diffus dans la vie rurale algérienne constituent un obstacle au progrès et à la libération de l’homme. » (page 692)
Ce progrès et cette libération doivent s’effectuer, selon le C.N.R.A, dans la visée plus ou moins lointaine du socialisme qui exige, pour sa part et selon l’analyse marxiste, le franchissement d’un temps de démocratie… Or, celle-ci était immédiatement hors d’atteinte en Algérie parce que la colonisation avait eu pour résultat de briser l’économie féodale en orientant les grandes propriétés foncières vers les circuits internationaux du capital, en modernisant leurs outils de travail, et en faisant basculer très brutalement la main-d’œuvre paysanne dans le chômage et l’éloignement généralisé des campagnes – tandis que les déplacements de population opérés par les troupes de Charles de Gaulle et de ses prédécesseurs y avaient ajouté leur part d’abomination…
Mais arrêtons-nous un instant sur ce que veut dire cette nécessité, pour rejoindre le socialisme à partir du féodalisme, de passer par la démocratie… chose qui serait devenue impossible dans l’Algérie indépendante. Ce qui, du point de vue politique, s’appelle la démocratie, c’est ce qui, du point de vue économique, doit être désigné par… capitalisme.
Ici, nous pouvons lire Lénine, et découvrir la transition dont il était le spectateur attentif dans la Russie de 1899 :
« Le capitalisme a été précisément cette force qui a créé (par l’intermédiaire du marché) le contrôle social de la production des producteurs isolés et qui a amené ces producteurs à tenir compte des exigences de l’évolution sociale. Et c’est en cela que consiste le rôle progressiste qu’il a joué dans l’agriculture de tous les pays d’Europe. » (page 222)
Cela signifie que c’est la pression du marché (il faut réussir à vendre ce que l’on produit à un prix « compétitif » et en respectant certains critères de qualité ou… d’apparence) qui forme les hommes et les femmes dont la société capitaliste a besoin : une bourgeoisie, un prolétariat et une classe intermédiaire, et qui produit les éléments de caractère psychologique qui viendront balayer les survivances idéologiques » et les « vestiges sociaux » laissés par le féodalisme, c’est-à-dire ce dont le C.N.R.A. a donné la liste dans la première citation du présent article : esprit tribal, régionalisme, mépris et ségrégation de la femme, obscurantisme et tabous de toutes sortes.
Or, a priori, cette transition-là, celle qui permet de déboucher sur la démocratie bourgeoise, ne peut plus résulter directement de la mutation du féodalisme en économie de marché… Le C.N.R.A. en a parfaitement conscience :
« La paysannerie algérienne, qui a toujours lutté contre l’oppression et l’immobilisme inhérents au système féodal, ne pouvait pas, à elle seule, en triompher ; c’est à la Révolution qu’il revient de liquider définitivement les survivances anti-nationales, anti-sociales et anti-populaires du féodalisme. » (page 692)
Les trois derniers adjectifs nous donnent, par contrecoup, les trois dimensions qui préoccupent les membres du C.N.R.A. : la nation algérienne, et le caractère social et populaire du système économique et politique à mettre en place.
Agissant en matérialistes (au sens du marxisme), ils se tournent alors vers la réalité des processus qui sont en cours sous leurs yeux :
« L’analyse du contenu social de la lutte de libération fait ressortir que ce sont les paysans et les travailleurs en général qui ont été la base active du mouvement et lui ont donné son caractère essentiellement populaire. » (page 693)
Le dernier des trois critères énoncés semble donc avoir trouvé son point d’appui dans le mouvement de libération lui-même : c’est le peuple (paysans et travailleurs en général) qui en a été l’acteur principal. Passons à la suite immédiate :
« Leur engagement massif a entraîné à leur suite les autres couches sociales de la nation. » (page 693)
Et, en une seule phrase, nous avons reçu ce qui permet de penser que les deux autres critères sont inclus dans le mouvement d’ensemble de la société algérienne qui se transforme en une nation où la vie de l’ensemble des habitantes et des habitants se trouve, dès l’abord, socialisée… c’est-à-dire définie aussitôt comme la … chose (res) commune. Il y aurait donc déjà une… république (res publica) dans les mains de toutes et de tous.
Soudainement donc – et tout cela tient à ce qu’il découvre à travers les informations qui lui viennent de l’ensemble du pays en ce moment si particulier de juin 1962 -, le C.N.R.A. croit saisir la dynamique profonde de cet « engagement massif » de la « nation » derrière ses « paysans et travailleurs en général » :
« Il a notamment suscité un phénomène important : l’engagement total de la jeunesse algérienne quelle que soit son origine sociale. » (page 693)
Et pourtant, tout à coup, autre chose apparaît à propos de cette même « jeunesse algérienne« … Et cet « autre chose » est en contradiction à peu près totale avec ce qui était précédemment affirmé :
« Il convient de noter, à cet égard, que dans la plupart des cas ce sont les jeunes gens issus de la bourgeoisie qui ont déterminé l’adhésion de celle-ci à la cause de l’indépendance. » (page 693)
Serait-ce le capitalisme qui pointerait le bout du nez, dans son rôle directeur ?
Issa Diakaridia Koné
NB. La collection complète des articles d’Issa Diakaridia Koné est accessible ici :
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