Charles de Gaulle aurait-il utilisé l’article 16 pour tuer ? C’est-à-dire : aurait-il tourné la loi ordinaire pour, à travers des pouvoirs exceptionnels portés au-delà de ce que prévoit l’article 16, obtenir la mise à mort illégale de certains de ceux qui avaient l’audace de lui rappeler pourquoi l’armée française l’avait ramené au pouvoir en mai-juin 1958 :
« « Seul un gouvernement fermement décidé à maintenir notre drapeau en Algérie » peut effacer l’angoisse de l’armée. »
Comment se saisirait-on de ceux que le pouvoir exécutif désignerait comme coupables de subversion, et quelle définition donner à celle-ci ? Pour répondre à cette double question, il faut tout d’abord reprendre l’évolution de cette pratique qui, après avoir disparu après la Libération, était redevenue d’actualité à partir de 1955 en raison de l’accentuation des troubles en Algérie : l’internement administratif. Parmi les ordonnances prises par Charles de Gaulle en application du référendum ratifiant la Constitution de la Cinquième République, il y avait celle du 7 octobre 1958. Michèle Voisset nous la présente de la façon suivante :
« Cette ordonnance relative aux personnes « apportant une aide matérielle directe ou indirecte aux rebelles des départements algériens » autorisait expressément l’internement administratif décidé par arrêté du Ministre de l’Intérieur pour une durée dépassant 15 jours, par les Préfets pour une durée inférieure. »
L’article 16 entrant en vigueur le 23 avril 1961, dès le lendemain, Charles de Gaulle est à pied d’œuvre, ainsi qu’elle le rappelle :
« Une décision du 24 avril 1961 a étendu l’application de cette ordonnance « à toute personne qui, par quelque moyen que ce soit, participe à une entreprise de subversion dirigée contre les autorités et les lois de la République, ou encourage cette subversion ». »
Voilà qui vise directement les auteurs, et leurs complices plus ou moins rapprochés, du putsch militaire alors en cours. Il ne faut pas se voiler la face, met en garde Michèle Voisset :
« C’était là une extension considérable. Tout d’abord alors que l’ordonnance du 7 octobre 1958 visait une aide matérielle, directe ou indirecte, la décision présidentielle concernait « quelque moyen que ce soit ». C’est ainsi, par exemple, que des interviews auprès de chefs de l’OAS [Organisation de l’armée secrète] pouvaient entraîner l’application de cette ordonnance. »
Dans un communiqué, repris le 2 décembre 1961 par Le Figaro, le Secrétariat à l’Information précisait :
« Soit du fait des conditions mêmes dans lesquelles elles ont été recueillies, soit du fait de la publicité qui est donnée aux intentions subversives des personnes interviewées, ces interviews tombent sous le coup des peines prévues par la loi sur les complicités d’atteinte à la sûreté de l’État et aux dispositions de la décision du Président de la République du 24 avril 1961 prorogée le 29 septembre 1961, concernant la participation et l’encouragement à une entreprise de subversion des autorités et des lois de la République. »
Remarquons aussitôt que c’est le jour même où il met fin à l’application de l’article 16 (29 septembre 1961), que De Gaulle profitera des dernières minutes de ses pouvoirs exceptionnels pour proroger la décision prise le 24 avril 1961 – deuxième jour de mise en œuvre de ceux-ci – d’étendre la zone d’application de l’ordonnance du 7 octobre 1958 sur les complicités en matière de crime contre la sûreté de l’État.
De façon complémentaire, je souligne que, tout au long de la période pendant laquelle l’article 16 est en vigueur, le Parlement est réuni de plein droit, ce qui signifie qu’en ce qui concerne plus particulièrement l’Assemblée nationale, elle ne peut pas être dissoute. Il en était allé ainsi du 23 avril au 29 septembre 1961. Rien ni personne n’avaient pu la menacer… Situation très douloureuse pour un De Gaulle. D’où le petit rappel auquel Michèle Voisset se livre :
« L’annonce de la fin de l’application de l’article 16 apparut ainsi essentiellement aux yeux de l’opinion comme le moyen permettant au Président de la République de recouvrer le droit de dissolution. L’allocution radio-télévisée du Chef de l’État pouvait d’ailleurs être interprétée dans ce sens… « J’ai jugé bon, déclarait en effet celui-ci, d’en cesser hier l’utilisation, mais elle demeure dans toute son étendue possible. » »
Outre cette formule qui rappelle le bon plaisir du monarque, outre la réappropriation du droit de renvoyer, quand il le veut, les députés devant leurs électeurs, De Gaulle montrait que, désormais, la mise en œuvre de l’article 16 lui appartenait quelles que fussent les circonstances, pourvu que lui-même trouve bon de les dire exceptionnelles…
C’est qu’il y avait pris goût… Michèle Voisset nous permet de faire un premier bilan des grands moments de bonheur qu’il venait de s’offrir, en dehors de tout vrai risque du point de vue institutionnel, c’est-à-dire de cette menace « grave et immédiate » qui doit motiver la mise en œuvre, par le président de la République, des pouvoirs exceptionnels de l’article 16…
« Entre le 23 avril [1961], date où le recours aux pouvoirs exceptionnels fut décidé et le 29 septembre [1961] où il y fut mis fin, dix-huit décisions furent prises, la plupart d’ailleurs entre le 23 avril et le 17 juin. Ces décisions ont entraîné trois séries de conséquences : – l’extension des pouvoirs de police ; – la modification de l’organisation judiciaire et de son fondement ; – la suspension de certaines garanties statutaires des fonctionnaires civils et militaires. »
Or, au-delà du moment où intervient chacune des décisions prises en vertu de l’article 16, il y a la question de son éventuelle prorogation. Prenons l’exemple de la prolongation du délai de garde à vue décidée par Charles de Gaulle dès le 24 avril 1961 : il passe de cinq à quinze jours. Initialement, il n’était que de 24 heures avec, comme l’indique Michèle Voisset…
« […] possibilité de prolongation de 24 heures mais par autorisation écrite du Procureur de la République ou du juge d’instruction ».
Mais, poursuit-elle :
« La durée de la garde à vue en 1961 était déjà de cinq jours en vertu de l’ordonnance 60-123 du 13 février 1960 elle-même engendrée par la situation à Alger en janvier 1960. »
Sous l’empire de l’article 16, elle était donc passée à quinze jours. Or, comme il l’avait fait pour prolonger la durée de l’extension qu’il avait conférée précédemment au champ d’application de l’ordonnance sur les complicités, Charles de Gaulle attend le dernier jour du règne de l’article 16 pour la proroger… Mais, cette fois, il ira plus loin encore, ainsi que Michèle Voisset le constate :
« La décision du 24 avril a elle-même été prorogée par la décision du 29 septembre 1961 jusqu’au 15 juillet 1962 – aucune intervention parlementaire contraire n’ayant eu lieu – puis jusqu’au 31 mai 1963 en application de la loi référendaire du 13 avril 1962. »
Et ceci parce que, à l’occasion du référendum organisé le 8 avril 1962 sur la situation en Algérie, il avait pris la précaution de se faire attribuer les pouvoirs nécessaires… C’est d’ailleurs sur le fondement de ce référendum l’y habilitant, que Charles de Gaulle avait pris une ordonnance par laquelle avait été créée, le 1er juin 1962, une Cour militaire de Justice… remplaçant le Haut Tribunal militaire précédemment institué par une décision prise le 27 avril 1961, c’est-à-dire en application, une fois encore, des pouvoirs confiés par… l’article 16.
Michel J. Cuny
(Ce texte est tiré de l’ouvrage électronique « Pour en finir avec la Cinquième République – Histoire de l’étouffement du suffrage universel » que j’ai publié il y a quelques mois et que l’on pourra trouver ici.)