Enfermer le pouvoir législatif dans son petit pré carré

Parmi les personnes nommées au Comité consultatif constitutionnel par le président du Conseil, il y avait le professeur Marcel Waline que nous retrouvons lors de la séance du 31 juillet 1958 au matin. Rappelons que, sur 39 membres, ce comité, institué à la toute dernière minute par un De Gaulle soucieux d’obtenir son investiture, comportait 26 parlementaires dont 16 députés. Ce jour-là, les débats ont lieu en présence de Raymond Janot, commissaire du Gouvernement, représentant le président du Conseil (Charles de Gaulle). La veille, il avait précisé le cadre général dans lequel ses camarades commissaires du Gouvernement et lui-même étaient censés intervenir :
« Ils n’ont absolument pas qualité pour prendre le moindre engagement au nom du Gouvernement. » 

Ils peuvent fournir des éclaircissements et essaient de se faire une idée aussi nette que possible des avis formulés par les membres du comité consultatif. Voilà tout.

C’est ce qui va se trouver mis en œuvre par ce grand spécialiste du droit administratif qu’est le professeur Waline qui interpelle Raymond Janot sur ce qu’il vient de déclarer :
« M. le commissaire du Gouvernement nous a dit, tout à l’heure, qu’il n’y avait absolument rien de révolutionnaire à énumérer dans une constitution la liste des matières qui seront désormais exclusivement réservées à la loi. » 

C’est-à-dire de ce sur quoi règne le pouvoir législatif… Pour quelles raisons celui-ci pourrait-il se plaindre de voir son champ délimité avec une certaine précision par la Constitution ? Ne serait-ce pas, pour lui, une garantie certaine ? Laissons Marcel Waline, qui est lui-même un spécialiste reconnu du droit administratif, et donc de ce qui est du ressort du pouvoir exécutif dans son activité plus particulièrement réglementaire, nous en dire davantage :
« Le principe, posé par la loi du 14 août 1948, avait consisté à énumérer un certain nombre de matières réglementaires. On nous dit maintenant : nous faisons l’opération inverse, toutes les matières sont déclarées réglementaires à l’exception de celles qui sont déclarées strictement réservées au législateur. » 

Ainsi, alors que précédemment le règlement ne venait qu’en complément de la loi et sur un territoire déterminé par avance et de façon relativement exceptionnelle, désormais le droit commun sera le fait du règlement (pouvoir exécutif), et l’exception déterminée, le fait de la loi (pouvoir législatif)… Évidemment, par-delà cette nouvelle répartition des domaines, c’est le suffrage universel qui se trouve repoussé des diverses zones de décision dont le pouvoir exécutif se saisit de lui-même et sans plus aucun contrôle…

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Marcel Waline, qui appartient pourtant à l’univers administratif, en est tout retourné :
« […] je me permets de demander à M. le commissaire du Gouvernement s’il continue à trouver non révolutionnaire, non contraire aux principes traditionnels, une troisième proposition qui se trouve explicitement dans l’article 33, alinéa 2, et dans l’article 35 qui consiste à dire : « De même qu’il y a des matières réservées au législateur, toutes les autres matières sont réservées au pouvoir réglementaire« , de telle sorte que le législateur ne peut plus intervenir, et si jamais il se permettait d’intervenir il devrait être arrêté immédiatement par la question préalable et par une exception d’inconstitutionnalité portée devant le Conseil constitutionnel. » 

Nous le voyons à travers ce que nous en dit Marcel Waline : la Constitution de 1958 a chassé le pouvoir législatif – c’est-à-dire l’organe diversifié en son sein à travers lequel s’exprime le suffrage universel direct (Assemblée nationale) et indirect (Sénat) – d’une part importante de la sphère de décision et d’initiative. Il ne peut plus désormais y revenir sans rencontrer la sanction du Conseil constitutionnel… Pendant ce temps, le garant de la bonne application du droit administratif par le pouvoir exécutif, le Conseil d’État, perd lui-même les points d’appui dont Marcel Waline redit devant ses collègues du Comité consultatif constitutionnel le caractère essentiel et, tout spécialement pour ce membre du Conseil d’État qu’est Raymond Janot :
« Je crois qu’il y a là quelque chose de fondamentalement opposé au principe traditionnel de la supériorité de la loi sur tous les règlements, principe sur lequel la Haute Assemblée à laquelle vous avez l’honneur d’appartenir a fondé depuis cent cinquante ans un corps de juristes qui fait l’admiration du monde entier. » 

Le 8 août 1958 au matin, c’est le conseiller de la République, Pierre Marcilhacy, qui reprend devant ses collègues du Comité consultatif constitutionnel et avec un agacement certain la question de la hiérarchie à établir entre le pouvoir législatif, émanation du suffrage universel, et le pouvoir exécutif dans les matières où celui-ci aura acquis une liberté de manœuvre encore jamais vue. Certes, la vitesse de réaction de ce dernier est un avantage…
« Mais ce que je ne veux pas admettre, à moins que vraiment l’on me fasse une démonstration irréfutable, c’est que, dans ces matières qui sont données au pouvoir réglementaire pour suppléer le législateur trop lent, vous ne permettiez pas au législateur de venir, après que l’expérience a été faite, après que la résonance du pays a été donnée, dire : « Il y a lieu à modification. » Je tiens à vous dire ceci qui est très grave, car je crois que vraiment c’est là que se situe exactement la base profonde des principes républicains. Il y a des hommes élus par la nation. Leur fonction première n’est pas de contrôler l’exécutif. C’est une fonction secondaire… » 

Et le député René Dejean d’anticiper immédiatement sur la suite de sa phrase :
« 
C’est de dire la loi. »

Pierre Marcilhacy continue son propos sur cette fonction de contrôle…
« […] qui est d’ailleurs souvent, par coutume, arrachée au Gouvernement. Leur fonction essentielle est de dire la loi. »

Mais « la loi du Nombre » ! s’exclameraient ici Charles Benoist, André Tardieu, Jacques Bardoux, etc… Une loi dont le souci principal serait de faire valoir le travail au détriment de cette propriété privée des moyens de production et d’échange qui se retrouve toujours derrière les grands agrégats économiques dont le pouvoir exécutif est, de toute nécessité, en charge, et pour le compte de la bourgeoisie nationale… qui, elle, ne peut toujours se situer que dans le cadre que lui fournit la finance internationale…

Prenant la défense de ce que lui-même appelle les « élus de la nation » – ce qui exclut, sans le dire, les communistes –, Pierre Marcilhacy laisse sa colère « républicaine » suivre son cours en présence de ce coup porté à la fonction de dire la loi :
« Alors vous allez leur retirer ce pouvoir, vous allez frapper d’inconstitutionnalité, messieurs, de péché majeur, de crime de lèse-majesté, des textes qui auront été votés à toutes les majorités voulues, fût-ce aux quatre cinquièmes dans les deux Assemblées, au motif que par la combinaison des articles 31, 33 et 35, il s’agit du domaine du règlement, c’est-à-dire du domaine de l’exécutif, qui n’est, à tout prendre, lui, qu’un mandataire secondaire. » 

Ce qui sera vrai jusqu’à ce jour de 1962 où, par un référendum qui sera un viol flagrant de la Constitution de 1958, les Françaises et les Français décideront que l’élection du président de la République se fera au suffrage universel direct…

Depuis lors, l’exécutif est souverain. Ce qui paraît sans rémission.

Michel J. Cuny

(Ce texte est tiré de l’ouvrage électronique « Pour en finir avec la Cinquième République – Histoire de l’étouffement du suffrage universel » que j’ai publié il y a quelques mois et que l’on pourra trouver ici.)


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