Dès son arrivée au commissariat aux Finances du Comité Français de la Libération Nationale en novembre 1943, Pierre Mendès France a souligné sa préoccupation principale : le sort des salariés en face des propriétaires des moyens de production, et la nécessité, qui en découle, de tout faire pour éviter l’inflation monétaire.
Il y revient le 1er avril 1944 dans une Note au commissariat de l’Information sur la propagande en direction de la France :
« Même les ouvriers qui n’étaient pas les bénéficiaires de l’équilibre social de 1939, ne pourront sans doute pas retrouver immédiatement leur situation de cette époque. Au moins, devront‒ils être assurés que si des restrictions leur sont imposées, ils les partageront équitablement avec les autres catégories sociales et qu’on recherchera le maximum d’équité dans la distribution des provisions disponibles. » (Œuvres complètes, II, page 39)
Il ajoute aussitôt :
« L’appauvrissement du pays, la vétusté des outillages, la volonté commune d’opérer un grand redressement, tout cela commande inévitablement une économie dirigée. » (page 40)
Dirigée par qui ? Nous l’avons vu : pour De Gaulle, il ne pouvait s’agir que de représentants désignés par lui, et exclusivement par lui, comme il l’a déclaré ‒ ainsi que nous le savons ‒ dans son Discours devant l’Assemblée consultative provisoire d’Alger, le 18 mars 1944 :
« Il ne saurait donc y avoir, je le déclare avec force, aucune autre autorité publique que celle qui procède du pouvoir central responsable. » (Discours et messages, page 384)
Ce qu’il agrémente d’une menace :
« Malheur à qui attenterait à l’unité nationale ! » (page 384)
Il s’attribuait donc, par avance et sans concurrent possible, l’exercice de la souveraineté sur la France à libérer. Comptait‒il la libérer à lui tout seul ? Sans doute… Mais il consent à laisser tout de même quelques miettes pour le bon peuple, puisque, même si, en présence des hommes de De Gaulle…
« les citoyens auront la stricte obligation de se conformer à leurs instructions »…
cela se fera…
« sans préjudice, bien entendu, du rôle à jouer auprès d’elles par les organismes consultatifs que leur fourniront certainement nos Comités de Libération »,
et qui pourraient toujours venir pleurer auprès du grand chef pour faire valoir un avis dont il n’a rien à faire…
Et voici que Pierre Mendès France réitère sa petite idée (note du 1er avril 1944) d’un contrôle direct de la population sur les conditions d’élaboration du nouveau schéma d’administration :
« Cette réglementation sera peu à peu construite dans l’esprit de la France nouvelle sous les contrôles démocratiques et avec l’aide des organisations de résistance, des syndicats ouvriers, des consommateurs. » (Œuvres complètes, II, page 40)
Deux mois et demi plus tard, et alors que le débarquement en Normandie a eu lieu le 6 juin 1944, il en est toujours là (note du 13 juin 1944 adressée au commissaire aux Affaires sociales) :
« À mon sens, le plan de ravitaillement doit être appliqué avec la collaboration active des syndicats. La classe ouvrière acceptera, j’en suis sûr, les restrictions qui lui seront encore demandées pendant un temps si elle a l’assurance que ces restrictions s’appliquent effectivement à tous sans exception. Je pense, par conséquent, que des représentants ouvriers doivent faire partie des organes de décision et d’action et des organes de contrôle concernant le ravitaillement. Pour les mêmes raisons, la collaboration des organisations ouvrières est nécessaire pour la répression des marchés noirs. » (page 42)
Et c’est bien cet homme, dont De Gaulle n’a surtout pas voulu accepter la démission qui lui avait pourtant été remise dès le 15 mars 1944 (près de trois mois plus tôt), qui peut encore écrire au commissaire aux Affaires sociales le 13 juin 1944 :
« Les projets que vous avez présentés, en ce qui concerne la durée du travail, prévoient des dérogations à la semaine de quarante heures, dérogations qui sont accordées après une procédure qui permet aux organisations ouvrières de faire valoir leur point de vue. Je pense, en ce qui me concerne, que des mécanismes de ce genre devront être étendus à l’ensemble des problèmes de la main‒d’œuvre et de sa répartition dans la période qui suivra la libération. » (page 42)
Tout comme il a pu encore écrire :
« Le Comité économique a décidé de maintenir en fonction en France les groupements économiques et comités professionnels établis par le gouvernement de Vichy. » (page 42)
Ce que Pierre Mendès France ne veut surtout pas détacher de ceci :
« Je pense, par conséquent, qu’il serait opportun de faire contrôler l’action de ces groupements par des représentants qualifiés de la classe ouvrière, lesquels devront également jouer leur rôle dans les décisions qui appartiennent à ces groupements. » (pages 42‒43)
Mais pourquoi donc Charles de Gaulle laisse‒t‒il à Pierre Mendès France le loisir de siffler si gentiment sur sa branche ?… C’est qu’il s’agit de faire lâcher, au peuple travailleur de France, le joli fromage de la souveraineté que Jean Moulin lui a transmis par le biais du souverain Conseil National de la Résistance…
Michel J. Cuny
(Ce texte est tiré de l’ouvrage électronique « Pour en finir avec la Cinquième République – Histoire de l’étouffement du suffrage universel » que j’ai publié il y a quelques mois et que l’on pourra trouver ici.)