Dès les tout premiers jours de septembre 1939, l’Angleterre et la France avaient fini par déclarer la guerre à l’Allemagne – coupable d’avoir attaqué la Pologne. Mais elles avaient laissé celle-ci s’effondrer sans lui apporter la moindre aide, aérienne par exemple. Et six mois plus tard, il ne s’était toujours rien passé sur le front principal… c’est-à-dire aux alentours du Rhin, de la Meuse et de l’Escaut. C’est la fameuse « drôle de guerre ».
Inquiets de savoir dans quelle situation le système de défense français se trouvait à Sedan, là où la ligne Maginot s’interrompait après être remontée tout le long de la frontière Est du pays, depuis la région de Bâle, la Chambre des députés désigna très officiellement une commission d’enquête qui allait pouvoir se rendre sur place.
Ainsi, le 8 mars 1940 et les jours suivants, un groupe de députés conduit par Pierre Taittinger rend visite aux Ière, IIème et IXème armées. Il établit un rapport qu’il remet au président du Conseil, Édouard Daladier, qui le transmet, le 21 mars, « pour information et suite à donner », au généralissime Gamelin, qui se tourne le 1er avril vers le général Georges « pour éléments de réponse », et voici que la patate chaude arrive dans les mains du général Huntziger le 3 avril « en communication ».
Oui, oui, le général Huntziger est effectivement le commandant en exercice de la zone qui inclut Sedan, et c’est bien lui qui conduira la délégation française qui ira plier l’échine devant Hitler dans le wagon de Rethondes où sera signé l’Armistice. L’Histoire n’a pas distribué les rôles autrement.
Et alors?… Alors, il y a maintenant ce rapport établi en pleine guerre, par et pour des gens qui avaient connu, souvent jusque dans leur chair, le bout de tranchée (1914-1918) que l’on défend pied à pied, que l’on s’efforce de reprendre le lendemain si on l’a perdu la veille, et le prix à payer pour la moindre brèche, pour la plus petite faute d’inattention, etc…
Le rapport de mars 1940 le dit pourtant clairement :
« Pour conjurer en particulier le triste souvenir que la visite du secteur de Sedan fait revivre, des mesures urgentes doivent être prises. »
Or, ce billet doux, on se le repasse très doucettement, avec des annotations plus ternes les unes que les autres. Il n’y a décidément pas le feu puisque :
« Les organisations défensives sont, dans ce secteur, rudimentaires, pour ne pas dire embryonnaires. » (C’est souligné dans l’original.)
Mais oui, il s’agit de petits cailloux noirs fort joliment déposés pour l’ennemi :
« Les Allemands ont montré, en 1914, qu’ils étaient passés maîtres dans l’art d’utiliser le couvert des bois et nous pourrions avoir, de ce côté, un jour prochain, une surprise suivie d’amères déconvenues. Nos ennemis évitant le point solide de Montmédy pourraient se laisser « couler » en direction de Sedan, point particulièrement faible de notre système défensif. »
Et voici les Allemands en passe de se la couler douce sur le sol de France. Ah, s’ils l’avaient su, la trahison n’en aurait été que plus réussie…
Eh bien, justement, ils le savaient… pour l’avoir, de leurs yeux, vu, et pas dans le marc de café.
Le rapport établi pour le Gouvernement français par Pierre Taittinger et ses collègues députés en mars 1940 souligne, en effet, un point essentiel de la situation du front dans le secteur de Sedan :
« Avant d’entrer dans le détail, signalons que la plupart des troupes visitées sont des régiments de formation B, que la DCA est à peu près inexistante, que l’aviation pour l’ensemble de l’armée est réduite à un appareil d’observation et à quelques appareils de chasse. »
Ainsi, l’armée commandée par le général Huntziger, futur ministre de la Guerre du maréchal Pétain, n’est pas seulement à peu près invalide au sol, mais il se trouve que, dans les airs, elle est quasiment aveugle. En tout cas, elle n’y voit guère que d’un œil, dirait-on. À moins que ce ne soit plus grave encore : on se prend à songer que nous n’en sommes, alors, encore et toujours, qu’à la drôle de guerre et que, comme dans le jeu de colin-maillard, il y a le temps plus ou moins long durant lequel ce serait tricher que d’ouvrir les yeux et même un seul d’entre eux…
Mais c’est bien sûr sans rire que le rapport poursuit le récit de la partie engagée :
« L’aviation allemande se promène, en ce secteur, en liberté, photographie les moindres mouvements de terre et se réfugie en Belgique, terre d’asile, à la première apparition de nos chasseurs. »
Sans doute très conscient de l’immense responsabilité d’autruche qui pèse sur lui – puisque la ligne Maginot, l’armure de la France d’après l’hécatombe de 1914-1918, s’arrête un peu avant Sedan, ce qui fait de la zone qu’il commande le très manifeste défaut de la cuirasse qui hante les nuits de tous les militaires et plus encore de ceux qui ont la haute main sur une armée tant soit peu importante -, le général Huntziger, loin de marquer la moindre inquiétude, répond tranquillement au rapport en évoquant fièrement les 8000 mètres cubes de béton déplacés pour ajouter à la sécurité de la France, et constate avec le plus grand calme que…
« L’insuffisance relative de la DCA et de l’aviation pour s’opposer efficacement au survol de la IIème Armée par l’aviation ennemie est réelle. Mais c’est là une situation de fait que j’ai signalée à plusieurs occasions au commandement. Je ne dispose d’aucun moyen propre pour l’améliorer. »
Et d’ailleurs, très content de son sort et sans doute des belles journées d’un printemps aussi calme, il pense ne rien avoir à demander au-delà de ce qui lui permettra d’être au premier rang pour assister à la catastrophe :
« J’estime qu’il n’y a aucune mesure urgente à prendre pour le renforcement du secteur de Sedan, qui, ainsi qu’il est demandé, se poursuit, sous la direction du général-commandant le Xème Corps d’armée, avec énergie et avec tous les moyens en matériel et en personnel qui peuvent être mis en oeuvre. »
Le résultat de tout ceci, une fois le gros des armées françaises imprudemment avancé sur le sol de Belgique, c’est le très célèbre coup de faucille du général allemand Guderian : en 8 jours, de Sedan à l’embouchure de la Somme, la France a la gorge tranchée, et l’ennemi intérieur ne serait pas le seul à en payer le prix…
Une toute petite question avant d’aller plus loin : le général Huntziger faisait-il lui aussi partie de la Cagoule?…
Michel J. Cuny
(Ce texte est extrait, pour l’essentiel, de l’ouvrage que j’ai publié en 2012 aux Editions Paroles Vives : « Quand le capital se joue du travail – Chronique d’un désastre permanent » qui est accessible ici)