Par-delà l’éventuel effondrement des entreprises, la spéculation financière frappe par capillarité au cœur même de la recherche fondamentale en réduisant la profondeur des investigations nouvelles au profit des chemins déjà bien fréquentés. Tout ceci parce que, plus le plan de recherche est limité à la sphère du connu, mieux il est rémunéré, et déjà même par anticipation.
Voyons comment MM. Even et Debré développent – dans une formule un peu embrouillée – l’essentiel de ce schéma, pour ensuite y ajouter les conséquences pour notre santé d’une dérive majeure qui n’a cessé de produire ses effets depuis une trentaine d’années, ce qui n’empêche pas les toutes dernières d’avoir été les plus destructrices : (pages 89-90)
« Après la taille du marché potentiel et la durée des traitements, le troisième facteur de choix des molécules à développer est la probabilité de réussir rapidement leur développement, ce qui implique d’identifier les domaines où les connaissances sont suffisamment établies, où la science est « mature », « fertile », dit le directeur de la R-D de GSK, et c’est pourquoi des champs entiers de la pathologie sont laissés à l’abandon, affections neurologiques dégénératives, épilepsie, Parkinson, maladies psychiatriques, que GSK, AstraZeneca, Novartis, MSD et Sanofi viennent d’abandonner, et même depuis peu les cancers, commencent à décourager les firmes tant les centaines d’anticorps monoclonaux, de petites molécules de synthèse ou de macromolécules recombinantes, ont rencontré d’échecs pour quelques rares succès (Glivec, Mabthera, Herceptine, Iressa). »
La capillarité par laquelle s’exerce l’envahissement progressif de la recherche fondamentale par les préoccupations mercantiles des industries du médicament correspond à une zone d’affrontement intense, puisque, comme l’indiquent les professeurs Even et Debré, (pages 85-86)
« les scientifiques travaillent au service de la connaissance pure, mènent des aventures intellectuelles individuelles et, le plus souvent, ne songent guère aux implications possibles et encore moins aux applications thérapeutiques de leurs percées et ceux qui, à l’inverse, ne pensent qu’à cela ne trouvent rien. L’industrie doit les stimuler, les financer, tenter d’orienter leurs démarches, deviner, en multipliant les contacts avec eux, lesquels de leurs travaux pourraient se transformer en poule aux œufs d’or. »
Qu’en termes aimables cela est donc dit !
Mais plutôt que d’or, il faudrait ici parler de pourcentage (retour sur investissement réduit à sa face la plus directement spéculative…), puisque la décision de venir dans tel poulailler plutôt que dans tel autre dépend, comme le rappellent MM. Even et Debré, de ces
« managers des grandes firmes, missionnés par les actionnaires qui les ont choisis pour assurer un rendement immédiat maximal d’au moins 15 à 20% par an. » (page 89)
Ce qui implique de savoir plier l’espace-temps à d’étranges contorsions qui n’ont rien à voir avec l’urgence strictement médicale. Voyons ce que nous en disent Philippe Even et Bernard Debré : (page 86)
« Les émissaires de l’industrie sautent ainsi d’avion en avion, visitent tous les laboratoires, sniffent ce qui s’y fait et reviennent informer leur boss. Qui décide. »
Si peu au fait des vrais processus de recherche, incapable d’y faire par elle-même le moindre pas, voici que, selon nos deux enquêteurs,
« l’industrie est condamnée à collaborer avec les laboratoires publics, qui ont inventé la biologie moléculaire, à financer leurs recherches ou à acheter leurs découvertes et leurs brevets, mais elle ne découvre plus rien elle-même ». (page 85)
Et d’ailleurs, à quoi bon, puisque : (page 88)
« les grandes firmes achètent leurs découvertes pour une bouchée de pain, brevets compris, aux chercheurs et à leurs universités, ou rachètent les petites sociétés instables de biotechnologie créées par les plus entreprenants des chercheurs, le plus souvent pour pas cher. »
Or, il peut s’agir de véritables futures poules aux œufs d’or, ainsi que nos deux professeurs se font un plaisir de nous le signaler, et par conséquent, de poules qu’il vaudrait mieux savoir acquérir quand elles ne sont encore que dans l’œuf… puisque désormais tout retard a son prix pour les industriels livrés à cette très lucrative chasse à courre derrière ce qu’ils ne prennent, au fond, que pour un très vil animal de basse-cour : (page 88)
« Quelques-unes sont cependant devenues de grandes sociétés qui leur coûtent alors des milliards (10 à 40 milliards exactement pour Chiron, Medimmune, Genentech, Serono ou Genzyme, absorbées depuis cinq ans par Novartis, AstraZeneca, Roche, Merck et, bien tardivement, Sanofi, enfin réveillé par C. Viehbacher. »
Plus que favorables à ce pillage du secteur public par le secteur privé, et plus soucieux de rentabilité financière à court terme que d’une éthique pour laquelle ils ont bien dû prêter serment à un moment ou à un autre de leurs carrières, les professeurs Even et Debré n’en demandent que l’ « organisation ». Voici en quels termes :
« L’heure est inéluctablement à la négociation entre l’industrie et les États pour mener une politique concertée associant recherches publique et privée soutenue très puissamment par l’État, bien au-delà de celle très symbolique du Comité stratégique des industries de santé (CSIS) et de l’Aviesan (Alliance des sciences de la vie et de la santé. C’est en menant cette politique depuis 25 ans, à coup de dizaines de milliards par an, que l’Amérique domine le monde. » (page 87)
Et ceci pour une médecine de meilleure qualité ?…
Michel J. Cuny