La jouissance que produit la spéculation financière s’établit sur un paroxysme où la mort est le principal invité. Ce qui meurt, à l’occasion, c’est une partie du capital des entreprises qui sont entrées dans la danse. Or, il faut y insister, ce capital est lui-même le fruit du travail humain exploité un peu partout dans le monde, et depuis des temps immémoriaux. La perte est donc à la dimension de l’humanité dans son ensemble, passée, présente et à venir.
Lorsqu’un pays comme la France se trouve dans la difficulté de glaner, ici ou là, les quelques milliards qui lui font défaut (pour la Sécurité sociale, pour les petites retraites, pour les chômeurs arrivés en fin de droit, etc.), il fait bon voir les laboratoires pharmaceutiques internationaux s’engager, par exemple, dans cet infernal loto de la recherche préclinique dont MM. Even et Debré ont le plaisir de nous rapporter les désastres qu’il lui arrive d’occasionner : (page 91)
« GSK se trouve en difficulté et a dû « provisionner » 3 milliards de dollars pour son Avandia interdit en Europe et qu’il tente de maintenir aux États-Unis, et le retrait du Vioxx par Merck en 2004 lui a coûté 4 milliards de dollars et a failli condamner la firme qui ne s’en est pas complètement remise aujourd’hui, les accidents de l’Isoméride ont coûté 14 milliards à Wyeth, qui a dû se vendre à Pfizer, et le rejet de l’Acomplia de Sanofi par la FDA et son retrait obligé en Europe après quelques mois de commer-cialisation ont condamné J.-F. Dehecq et G. Le Fur à la démission. »
Or, nous le voyons bien, même si l’extrait qui précède se trouve rangé dans la partie consacrée au développement préclinique, la sanction financière ne touche les entreprises qu’après qu’elles aient reçu l’Autorisation de mise sur le marché pour telle ou telle substance… C’est donc bien le marché qui est le juge suprême… Et c’est très exactement ce qui fait qu’il peut corrompre fondamentalement les opérations de recherche elles-mêmes. Voici un nouveau service que nous auront rendu les profes-seurs Even et Debré en ne nous masquant pas ce fait essentiel qu’il s’agirait… d’un crime : (page 91)
« Ces études précliniques de l’industrie doivent être d’autant plus attentives que les travaux des chercheurs « académiques » sont souvent fondés sur des données partielles, lissées, sélectionnées (on parle de « massage »), ne portant que sur un modèle, une lignée cellulaire par exemple, mais c’est pour eux la seule façon de publier vite pour obtenir crédits, jobs et promotions. Les éditeurs et reviewers les poussent au crime, parce qu’ils demandent des perfect stories pourtant rares en biologie. »
Ainsi la jouissance des uns se trouve-t-elle conditionnée par la corruption de quelques-uns et par le malheur de la grande masse des autres : ceux qui attendent, d’une industrie pharmaceutique qu’ils financent si bien par leurs cotisations sociales, qu’elle prenne le plus grand soin de leur santé…
Or, en insistant tellement – pour les besoins de l’animation de la spéculation internationale et du développement des coups de bourse qui en sont le sel – sur la nécessité de réserver la recherche préclinique au secteur privé, MM. Even et Debré ouvrent très largement la voie à ce qu’ils se donnent, par ailleurs, la peine de dénoncer : (page 89)
« Dans ce contexte, les choix des managers ne sont jamais décidés pour des raisons de santé publique, pour vaincre telle ou telle maladie, mais uniquement en fonction de la taille des marchés à conquérir ou à maintenir et de la durée des traitements, donc pas pour des traitements curatifs de courte durée, appliqués à des malades atteints d’affections aiguës, et encore moins pour des maladies des pays pauvres, mais pour des maladies fréquentes et chroniques des pays riches et solvables, et de préférence pour des traitements préventifs de très longue durée, prescrits à des gens en bonne santé qui, dans 95% des cas, n’ont et n’auront jamais la pathologie pour laquelle on les traite. »
Décidément, il y a maldonne… organisée… par le marché.
Michel J. Cuny