Nous avons vu que, par son comportement éthique et politique, Iouri Andropov, président du KGB de 1967 à 1982, puis Secrétaire général du PCUS de 1982 jusqu’à sa mort en 1984, apparaît aujourd’hui comme un précurseur de Vladimir Poutine. En tout cas, il en avait été le premier patron lorsque le jeune Vladimir avait intégré ce qui était le rêve de sa vie : les services secrets.
De la même façon que, plus tard, le directeur du FSB devrait s’accommoder des freins mis par Boris Eltsine sur les enquêtes qui auraient pu frapper ce qu’il est convenu d’appeler sa « Famille », Iouri Andropov a dû admettre de laisser en paix quelques gros poissons de l’URSS de la fin des années 1970 et du début des années 1980. C’est ainsi que, selon Andreï Kozovoi, le Premier secrétaire du parti communiste de la région de Krasnodar…
« Medounov a bénéficié pendant des années de la protection de Brejnev. » (Kozovoi, page 49)
Mais le temps passant, Iouri Andropov allait s’enhardir à pêcher dans des zones pas très éloignées du sommet, de sorte que, selon le même commentateur…
« Empêché par Brejnev de s’en prendre à Medounov lui-même, il contourne le Premier secrétaire régional. En été 1982, il fait inculper une centaine de personnes dans le cadre de l’ »affaire des poissons ». Parmi elles, certaines seront fusillées, comme la célèbre Bella Roroddkina, surnommée la « Bella de fer », qui contrôlait un réseau de restaurants dans la ville littorale de Guélendjik. » (Kozovoi, page 49)
De fait, Leonid Brejnev est déjà dans ses tout derniers mois de vie… Il devait décéder le 11 novembre suivant, pour être remplacé, dès le lendemain, par Iouri Andropov…
Entre-temps, celui-ci aurait eu tout de même trouvé le moyen de faire le ménage autour d’un Secrétaire général de jour en jour plus déclinant… ce qui est, là aussi, une sorte d’anticipation de la fin de règne de Boris Eltsine, obligé, lui, de s’en remettre à l’ancien directeur du FSB pour le poste de Premier ministre : nous avons reconnu Vladimir Poutine.
Andreï Kozovoï continue son récit des événements qui ont marqué la fin du règne de Leonid Brejnev dans une Union soviétique qui dérivait chaque jour un peu plus…
« L’une des enquêtes les plus retentissantes lancées sous Andropov concerne l’Ouzbékistan. » (Kozovoi, page 49)
Parties de très loin, elles remontent, de fil en aiguille jusqu’au Bureau politique du PCUS… Ce qui est un comble. Rappelons que celui-ci est l’organe suprême de direction de l’Union soviétique et que Iouri Andropov, qui a quitté le KGB, en est désormais le numéro deux, tout juste après Leonid Brejnev… Or, par-delà ce que les services secrets pouvaient avoir démêlé eux-mêmes, c’est l’organe collégial immédiatement inférieur du Parti qui est maintenant alerté par la population…
« Depuis longtemps, de nombreuses lettres adressées au Comité central décrivent un système de pots-de-vin pyramidal, dont profitent largement des membres du Politburo. » (Kozovoi, page 49)
En Ouzbékistan, c’est bien le sommet du Parti qui est touché à travers, écrit Andreï Kozovoi…
« […] le Premier secrétaire de la République, Charaf Rachidov, un ami personnel de Brejnev. » (Kozovoi, page 49)
Selon le même auteur, les initiatives prises sous l’autorité indirecte (via le KGB) ou directe (à partir de sa position de numéro deux) du futur successeur de Leonid Brejnev auront fini par circonscrire tout un monde souterrain qui se partageait les prébendes saisissables, ici ou là, par les caciques du Parti… Ainsi tient-il à nous mettre en garde :
« Les opérations contre Rachidov et Medounov ne sont que des exemples les plus visibles de la guerre qu’Andropov déclare à l’héritage brejnévien. » (Kozovoi, page 49)
Car, « héritage » est bien le mot :
« Andropov lance l’opération « toile d’araignée » (Paoutina), destinée à démanteler un trafic de diamants et de fourrures dans lequel sont impliqués des responsables de l’approvisionnement de la capitale liés à des personnalités au sommet de l’État, et en tout premier lieu la fille de Brejnev, Galina. » (Kozovoi, page 50)
Andreï Kozovoi, qui ne porte dans son cœur ni Staline, ni son agent pendant longtemps le plus efficace, ne peut s’empêcher de faire le rapprochement entre celui et Iouri Andropov :
« Depuis Beria, on n’avait pas vu pareille enquête. » (Kozovoi, page 50)
De fait, à l’époque stalinienne, nul n’était censé pouvoir échapper à la loi soviétique… Ce qui, évidemment, n’était pas fait pour plaire à tout le monde… Et peut-être même à la quasi-totalité de l’entourage proche de Joseph Staline, puisque, dès sa mort, Beria a immédiatement basculé dans le camp d’en face… Mais c’est une tout autre histoire.
Avec Andreï Kozovoï revenait à la fin de règne de Leonid Brejnev et aux exploits d’un Iouri Andropov que plus rien ne paraît désormais pouvoir arrêter :
« Les razzias du KGB dans les résidences secondaires deviennent alors monnaie courante. » (Kozovoi, page 50)
Il faut dire qu’il a su bien s’entourer depuis que les accords d’Helsinki (1975) ont offert à la dissidence intérieure le dangereux outil de la démagogie des… droits de l’homme :
« Le principal artisan de la lutte anti-corruption est Anatoli Trofimov, tchékiste de 43 ans, auparavant chargé des dissidents. » (Kozovoi, page 50)
Mais il est une branche de l’activité qui inquiète Iouri Andropov, par-delà les cas individuels repérés à l’intérieur du Parti lui-même. Il s’agit de l’endroit de la vie économique dont Lénine redoutait lui-même de le voir se transformer en instrument principal de la contre-révolution, parce qu’il tend à faire de la valeur d’échange une sorte de divinité à laquelle tout peut être sacrifier.
Voici en quels termes, Andreï Kozovoi choisit de nous en parler :
« Le KGB déclare cependant moins la guerre à la nomenklatura (après tout, sa 9e direction principale, la deviatka, est chargée de veiller à la sécurité de celle-ci) qu’à la plus importante des organisations de commerce de la capitale, le Glavtorg. Depuis les années 1970, les hommes du KGB ont accumulé de très nombreux documents compromettants sur celui-ci, sans que personne n’ait été inculpé. » (Kozovoi, pages 50-51)
Or c’est bien par là qu’après 1985, la perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev allait faire entrer le loup de l’économie de marché dans la bergerie d’un soviétisme qui s’en trouverait très rapidement mis à la renverse…
Il y avait alors un an que Iouri Andropov n’était plus de ce monde, et que la lutte intense qu’il n’avait cessé de mener n’en finissait pas de mourir avec lui tout en brûlant de ses derniers feux :
« En 1983-1985, plus de 15.000 personnes appartenant au Glavtorg seront ainsi inculpées de prévarication. » (Kozovoi, page 51)
Encore six années, et la prévarication serait à même d’engendrer des fortunes comme jamais l’humanité n’en avait produit autant ni de pareille dimension !…
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Michel J. Cuny