Ainsi que nous avons commencé de le voir, sous Leonid Brejnev, la corruption (par le commerce…) avait poussé ses ramifications jusqu’au sommet du parti communiste et de l’État soviétique. Iouri Andropov, intégré à la hiérarchie pour ses qualités personnelles, et en particulier pour son intégrité morale, n’aura jamais cessé de lutter afin de se donner les moyens de remédier à une dérive qu’il voyait comme potentiellement catastrophique.
Pour bien comprendre sa position, il ne sera pas inutile de revenir sur ce qu’avait pu écrire Vladimir Ilitch Lénine quand il s’était vu contraint d’adopter la NEP (nouvelle politique économique) en mars 1921.
Il y avait eu la terrible secousse de la révolte des marins de Cronstadt sur laquelle je ne m’étendrai pas du tout ici. Elle avait en quelque sorte rappelé à l’ordre le système soviétique naissant en lui montrant ses terribles faiblesses dans un contexte de ruine… ruine issue de la Première Guerre mondiale et de la guerre civile qui l’avait suivie.
Voici, dans ce moment très difficile, ce qui retient l’attention de Lénine. Et c’est suffisamment important pour qu’il le proclame dans le Rapport d’activité politique du Comité central du Parti communiste (bolchevik) de Russie qu’il présente au Xe Congrès du PC(b)R dans sa séance du 8 mars 1921 :
« Nous devons considérer attentivement cette contre-révolution petite-bourgeoise qui lance les mots d’ordre de liberté du commerce. »
Cinquante-ans plus tard, Iouri Andropov est en présence du même problème : il s’agit de l’émergence d’une petite-bourgeoisie qui se languit de la liberté du commerce, assurée, se croit-elle, de pouvoir en tirer d’énormes bénéfices si on veut bien la laisser faire… En attendant des jours meilleurs, elle la pratique contre la loi soviétique…
Or, le ver est déjà… dans le cerveau du système soviétique… Il ne lui faudrait plus que quelques années pour produire cette perestroïka qui sera justement la victoire de la liberté du commerce si redoutable à Lénine… qui avait également écrit dans L’impôt en nature (21 avril 1921) :
« La liberté du commerce, c’est le capitalisme ; le capitalisme, c’est la spéculation, il serait ridicule de fermer les yeux sur ce point. »
Une fois la brèche ouverte par la perestroïka, et les petits-bourgeois libérés de la loi soviétique, ce serait bientôt les Berezovski, les Khodorkovski et les Abramovitch, avec, enfin, cette reprise en main par Vladimir Poutine, reprise en main que le monde entier connaît aujourd’hui, tout en ignorant comment elle recoupe ce que Lénine envisageait de faire, dès avril 1921, pour lutter contre un phénomène compa-rable :
« Il faut réviser et remanier toutes les lois concernant la spéculation ; déclarer passible d’une peine (et poursuivre dans la pratique avec une rigueur trois fois plus grande qu’avant) tout individu coupable de vol, de toute tentative, directe ou indirecte, ouverte ou dissimulée, de se soustraire au contrôle, à la surveillance, au recensement de l’État. » (souligné par Lénine)
Or, l’État, sous Brejnev déjà…
Voyons ce qu’Andreï Kozovoi nous en dit :
« Depuis longtemps déjà, l’Intérieur (MVD) et le KGB sont en concurrence. Dans les années 1970, le KGB se pose comme la seule institution capable de lutter efficacement contre la corruption, empiétant sur le pré carré du MVD. Mais jusqu’en 1982, Andropov ne réussit pas à s’imposer face à son rival. » (Kozovoi, page 51)
Qui est son rival ? Qui est le ministre des Affaires intérieures ?… Nicolas Chtchelokov…
Quand donc Iouri Andropov est-il devenu président du KGB ?… Le 18 mai 1967.
Depuis quand Chtchelokov est-il à la tête du MVD ?… Depuis le 25 novembre 1968… Il ne le quittera que le 17 décembre 1982, tandis que Iouri Andropov ne glissera que le 26 mai 1982 de la présidence du KGB au poste de numéro 2 du Bureau politique où Leonid Brejnev, valétudinaire, lui laisserait davantage la bride sur le cou.
Comme on le voit, l’effet de miroir est plutôt stupéfiant…
D’où vient que Nicolas Chtchelokov ait pu servir aussi longtemps de garde-fou pour un certain entourage de Leonid Brejnev ? C’est encore Andreï Kozovoi qui nous répond :
« Chtchelokov, comme Brejnev, fait carrière à Dniepropetrovsk. Il est donc destiné à faire partie du clan Brejnev. Personnalité complexe, l’homme se pose comme un libéral. » (Kozovoi, page 51)
Un libéral ?… Effectivement…
« […] il accumule des richesses, des toiles de grands maîtres russes et des Mercedes, et organise même un système de revente interne au MVD où l’on s’échange toutes sortes d’objets confisqués aux truands. » (Kozovoi, page 51)
Le commerce… La spéculation…
Mais… en novembre 1982, Leonid Brejnev décède. Il est immédiatement remplacé au poste de Secrétaire général du PCUS par… Iouri Andropov. C’en est bientôt fini de Chtchelokov et des grandes manœuvres au ministère des Affaires intérieures :
« Le 17 décembre, il perd son poste de ministre. En juin 1983, il n’est plus membre du Comité central. Le MVD se voit greffer un corps de cent officiers du KGB, ce qui contribue à un climat de suspicion généralisée. » (Kozovoi, page 51)
Peut-être ne sera-t-il pas inutile de mentionner ici l’avis de ce Vladimir Fédorovski, qui a été l’interprète de Leonid Brejnev, et qui a donc bien connu les usages de la « maison » et les péripéties de la carrière de Chtchelokov. Évoquant Vladimir Poutine, il écrira :
« Globalement, il se resitue dans la ligne d’Andropov et de la Chine. » (Fédorovski, page 147)
Pour la Chine, nous verrons plus tard. Mais pour Andropov nous commençons effectivement à mieux comprendre…
Quittons alors les cas individuels, et penchons-nous avec Gilles Favarel-Garrigues et Kathy Rousselet sur l’évolution des rapports de classe au sein de l’Union soviétique, tandis qu’il ne restait plus à Iouri Andropov qu’un an et trois mois à vivre à sa tête :
« L’ère Brejnev a été le théâtre de la montée en puissance d’une nouvelle génération de technocrates économiques plus attachés à résoudre des problèmes pratiques qu’à débattre de questions idéologiques. Ces jeunes technocrates, nés après-guerre, reflet de la nouvelle méritocratie, joueront un rôle politique capital pendant la perestroïka, puis au début de la période postsoviétique, lorsqu’ils orchestreront la privatisation de l’économie. » (Favarel-Garrigues et Rousselet, page 43)
Quant à cette liberté du commerce (de l’argent, tout aussi bien) qui inquiétait tellement Vladimir Ilitch Lénine, la revoici à l’ordre du jour :
« Parmi les hommes de cette « noblesse » de l’ère Brejnev, les cadres du commerce extérieur et des établissements bancaires soviétiques à l’étranger ont joué un rôle clef dans les coulisses de la formation du système politique et du capitalisme postsoviétiques. » (Favarel-Garrigues et Rousselet page 46)
Décidément, il n’y a pas de hasard historique…
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Michel J. Cuny
Bonjour, juste une petite précision : la NEP a été introduite après la création de l’USSR en 1922 par Bouharin, Kamenev, Zinoviev, la fameuse troika , aile Trotskiste d’opposition à la ligne Staline . Cela dit, suite à l’attentat commis contre Lénine en 1918 par F.Caplan membre SR, Lénine gravement malade ne disposait plus des capacités pour influencer la ligne du parti communiste. merci, pour vos publications que je lis avec grand intérêt.
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