Biographe de Vladimir Poutine, Frédéric Pons nous dresse un panorama général de l’opinion publique russe en présence de ceux qui ont été les principaux responsables du pays dans les décennies antérieures. La sévérité du bilan est plutôt impressionnante :
« Depuis 2000, les Russes plébiscitent la posture poutinienne, en contraste total avec l’image dégradée de la quasi-totalité des dirigeants russes depuis Staline, humiliante pour la Russie. Les sondages montrent que les Russes ont un mauvais souvenir des brochettes d’apparatchiks vieillissants et maladifs de la fin de l’Union soviétique (Leonid Brejnev, Youri Andropov, Konstantin Tchernenko). Ils ne regrettent pas le dirigeant velléitaire et dépassé que fut Mikhaïl Gorbatchev pendant l’agonie de l’URSS (la perestroïka), à partir de 1985. Ils préfèrent oublier le président malade, alcoolique et manipulé que fut Boris Eltsine, après la mort de l’URSS, de 1991 à 2000. » (Pons, page 16)
Nous verrons bientôt que la présence de Youri Andropov dans cet ensemble de personnages disqualifiés est une erreur… Il a bénéficié, depuis, d’une remontée plutôt spectaculaire de sa cote de popularité, ce qui n’est pas sans lien avec ce que les Russes ont découvert peu à peu de la ligne politique que Vladimir Poutine suivait lui-même.
Surtout, avant l’énumération de ceux que le peuple russe rejette, nous remarquons la présence de Staline… Serait-il lui-même devenu une référence ? Un modèle désormais inatteignable ? Les Russes le placeraient-ils décidément au-dessus de tout ce qui a suivi… hormis Vladimir Poutine ?
Avant de nous enquérir des décisions qui ont pu valoir à celui-ci une pareille reconnaissance de la part du peuple russe, nous devons répondre à une question qui résulte de la bassesse affichée de son prédécesseur immédiat… ce « président malade, alcoolique et manipulé que fut Boris Eltsine, après la mort de l’URSS, de 1991 à 2000 »…
En effet, ce dernier a été la bénédiction des fameux oligarques… Désignant Vladimir Poutine au poste de Premier ministre, puis lui cédant la place, pour le temps d’un intérim, à la présidence de la Fédération de Russie alors que lui-même la quitte définitivement, Boris Eltsine l’a-t-il reconnu comme lié plus ou moins à ces mêmes oligarques ? Mieux : en le nommant, n’aurait-il faut que remplir les desiderata de l’oligarchie réunie ?
Dans son autobiographie, Evgueni Primakov, qui a précédé Vladimir Poutine à la tête du gouvernement russe et qui a été, pendant quelques mois, son concurrent pour la présidence, ne paraît entretenir aucun doute :
« Je refusais de croire aux insinuations de certains médias, selon lesquels Poutine était dépendant des oligarques, et je ne doutais pas que ce fût un homme honnête. » (Primakov, page 16)
Evgueni Primakov (1929-2015)
À l’occasion, nous découvrons comment cet ancien chef du gouvernement définit ces nouveaux milliardaires qu’il a été le premier à combattre avec une fougue qui lui a valu d’être très vite chassé du Kremlin :
« Un oligarque, au sens russe du terme, n’est pas seulement un homme riche, mais quelqu’un qui est entré en politique et s’est allié au pouvoir. Leurs relations privilégiées au sein de l’élite gouvernante ont permis aux oligarques de réaliser des opérations financières frauduleuses (ou de profiter des imperfections de la législation russe) à l’époque des privatisations de masse, et donc de s’enrichir fabuleusement aux dépens de la société. L’un des signes d’appartenance au clan des oligarques est le contrôle de médias, fonction permettant de manipuler l’opinion publique. » (Primakov, note, page 16)
Évoquant ensuite la politique menée par Vladimir Poutine qui avait choisi de lui emboîter le pas sur ce même terrain, il écrit :
« Conscient de l’importance des médias, il entreprit de contrecarrer l’influence des oligarques qui s’étaient assuré le contrôle de nombreux journaux et chaînes de télévision. » (Primakov, page 18)
Et conclut :
« Enfin, on observa un durcissement du pouvoir à l’égard de ceux qui violaient la loi et profitaient de leur position à des fins purement personnelles. » (Primakov, page 18)
Quels rapports ces deux hommes entretenaient-ils avec Boris Eltsine lui-même, mais aussi avec son entourage affairiste ? Pourquoi, alors, les aura-t-il successivement appelés à travailler sous son autorité ?… Mystère.
Pour éclaircir ce mystère, nous allons tout d’abord nous tourner vers Hélène Carrère d’Encausse qui revient sur l’époque où Evgueni Primakov était Premier ministre sur désignation de Boris Eltsine et après acceptation de la Douma (l’assemblée parlementaire russe). Les choses n’avaient pas tardé à se gâter. Ainsi, nous dit-elle :
« Au printemps 1999, le conflit latent entre Primakov et Eltsine prend une dimension nouvelle. La Douma travaille alors à la procédure de destitution prévue pour le mois de mai et Primakov est vu comme le successeur. » (D’Encausse, page 366)
C’est-à-dire que, dans le cas où Eltsine serait destitué par l’assemblée, celle-ci a déjà un candidat pour la présidence de la Fédération de Russie. Le patron du Kremlin n’hésite pas : dès le 12 mai – et alors que la procédure de destitution est fixée pour le 15 suivant – il limoge Primakov… La destitution qui exige une majorité d’au moins 300 voix échoue.
Après Primakov, à qui le tour ?
Le choix de Boris Eltsine se porte alors sur Sergueï Stepachine qui obtient 301 voix devant la Douma le 17 mai et devient ainsi Premier ministre.
Ici, Hélène Carrère d’Encausse nous fournit ce qu’elle considère comme une information fiable :
« […] toutes les informations convergent pour indiquer que Stepachine a été nommé par Eltsine à défaut de pouvoir désigner celui qu’il eût préféré, avec lequel il a déjà eu un entretien en 1998 et qui se nomme Vladimir Poutine. » (D’Encausse, page 368)
Et moins de trois mois plus tard – et plus précisément le 11 août 1999 -, ce qui devait arriver arriva :
« […] Vladimir Poutine est désigné. » (D’Encausse, page 368)
Vladimir Poutine, homme du « président malade, alcoolique et manipulé »… par les oligarques ?
Notre curiosité ne cesse de grandir.
Mais nous allons lui donner un aliment nouveau : qu’il s’agisse d’Evgueni Primakov, de Sergueï Stepachine ou de Vladimir Poutine, voilà trois hommes qui avaient auparavant dirigé des services secrets…
Leur nomination, si elle a été ratifiée par la Douma, correspondait-elle à une volonté déterminée de Boris Eltsine ? Ne dépendait-elle pas plutôt d’une pression irrésistible qui s’exerçait sur le président de la Fédération de Russie à partir d’une source que nous ne connaissons pas ?… À moins qu’il ne s’agisse de quelque chose qui ne devait guère plaire aux… oligarques justement ?…
Le trio en question ne serait-il pas venu, du fond même de l’épopée soviétique, pour mettre un terme à la terrible dérive de ce malheureux État ouvrier et paysan qu’anéantissait jour après jour, depuis 1991, le « président malade, alcoolique et manipulé »… par les oligarques ?
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Michel J. Cuny
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