Ouvrons le tome II des Mémoires de Michel Debré à la page 94. Il y rapporte ce que Charles de Gaulle lui a dit, en 1959, après avoir évoqué l’erreur qu’avait pu être la création, en 1947, du RPF (Rassemblement du peuple français) :
« Il fallait un 13 mai [1958] et surtout la crainte des paras pour passer la main au Général de Gaulle. »
Mai 1958 était donc bien un coup d’État militaire… selon l’aveu même de ses deux principaux protagonistes… Quel régime aura-t-il servi à mettre en place ? Nous le comprendrons mieux en suivant tout d’abord ce que Michel Debré nous rapporte du comportement de Charles de Gaulle à l’intérieur de cette structure partisane qu’était le RPF. Ce qui apparaît aussitôt, c’est que lui-même a bien senti la bride quand elle lui a été appliquée en sa qualité d’élu du suffrage universel…
« Je suis devenu parlementaire ; or dans l’organisation du Rassemblement, le Général ne fait qu’une place médiocre aux élus. Je suis froissé : il n’est pas logique d’encourager ses compagnons à se faire élire et ensuite de les écarter des responsabilités à l’intérieur ou à la tête du Rassemblement. »
À moins qu’il ne s’agisse précisément de repousser tous ceux dont les compétences ont été reconnues par le peuple et qui pourraient s’en prévaloir en face d’un chef de légende dont aucun des mérites n’a jamais été vérifié par personne…
N’y tenant plus, Michou-la-colère prend sa plus belle plume, un jour de décembre 1948, et envoie ce cartel à l’adresse du grand homme de Colombey-les-Deux-Églises :
« Je n’aime pas la discipline de groupements trop sévère, discipline qui paraît se substituer à des directives de pensée que l’on connaît mal. Je ne crains pas le pouvoir fort et sage, mais j’ai peur de la dictature vide. »
Culotté, le gaillard !… qui voit déjà la dictature rien qu’à l’intérieur de ce parti plutôt improbable qu’est le RPF. Mais l’épée ne fait qu’effleurer un De Gaulle qui se doit de rester, lui-même, une fiction pure autour de laquelle s’agitent, selon Michel Debré, quelques pauvres humains coupables de tout ce qui ne va pas :
« Vous êtes le pouvoir fort et sage, mais, derrière vous, que de partisans de la dictature vide ! »
Sont-ce ces personnages qui, par-delà les élus du parti, régentent celui-ci par la grâce d’un grand chef qui n’est encore l’élu de personne, ni selon les critères républicains, ni selon les simples règles de désignation d’un président d’association selon la loi de 1901 (ce qu’est un parti politique) ? En effet, De Gaulle n’y a jamais été élu…
Quant à Michel Debré, il ne renie certes rien de ses conceptions aristocratiques (c’est un Wendel d’adoption, pourrait-on dire) :
« Je ne crains pas l’élite qui commande, au contraire ! Mais je crains le mépris ou plutôt l’ignorance de l’ouvrier et la méconnaissance complète des vrais problèmes sociaux. Et derrière vous, que de gens qui se signalent par cette ignorance et cette méconnaissance… »
Ici, c’est bien Michel Debré qui coupe sa propre lettre par des points de suspension, mais la suite que voici, il ne l’a pas coupée, ce qui nous permet de voir qu’il y a tout de même un peu de sang sur sa longue rapière :
« « J’irai même – enfin – au bout de ma pensée. Vous a-t-on dit que la forme de quelques-unes de vos paroles avait heurté ? Je ne crois pas que le Général de Gaulle puisse être trop couramment sarcastique. La vertu de sa doctrine, la qualité de ses intentions doivent lui permettre d’éviter (et ce n’est pas une opinion seulement personnelle) des attitudes trop violentes. Votre force est ailleurs. » Je ne reçus pas de réponse. »
De fait, la force de De Gaulle n’aura toujours été que la violence, celle qui va jusqu’à l’extrême des conflits quels qu’ils soient. Chacun des membres de son entourage aura eu l’occasion de s’en rendre compte un jour, à l’exception de Jacques Foccard – et celui-là, Charles de Gaulle a appris à le redouter jusque dans sa chair… Il savait qu’il s’agissait d’un tueur bien meilleur technicien de la mort que lui-même, et toujours occupé à entretenir sa capacité de tuer à coup de stages répétés avec des hommes de commandos.
Si, pour sa part, De Gaulle n’aurait guère été capable de tuer, de ses propres mains, une mouche (Yvonne de Gaulle s’inquiétait, elle-même, de ses éventuelles capacités à manœuvrer rien qu’une « mitraillette »), il n’aura jamais cessé de s’entourer de militaires, et ce sont bien eux qui ont été la force motrice de son retour au pouvoir en 1958.
Ainsi, ce qui surprend Michel Debré dans cette dureté qu’il reproche à son maître en 1948, c’est justement ce qui fait la grandeur du commandement militaire sur le champ de bataille : il court des vivants aux morts, et des morts aux vivants.
Michel J. Cuny
(Ce texte est tiré de l’ouvrage électronique « Pour en finir avec la Cinquième République – Histoire de l’étouffement du suffrage universel » que j’ai publié il y a quelques mois et que l’on pourra trouver ici.)