Je n’aborderai ici ni les raisons qui ont conduit Charles de Gaulle à faire tomber Jean Moulin, ni les conditions dans lesquelles cela s’est produit. On pourra se reporter à l’ouvrage que Françoise Petitdemange et moi avons publié en 1994 : Fallait-il laisser mourir Jean Moulin ?
Réunion du Conseil National de la Résistance
après la disparition de Jean Moulin
qui ne s’y trouve plus qu’en effigie
Je souligne tout de même que ce livre nous a valu de nous entendre dire en 1995 par Jean-Noël Jeanneney (tiens, tiens), dans les locaux mêmes de Sciences-Po, que, puisque nous avions découvert tel ou tel point précis de la biographie du Général et que nous mettions cela sur la place publique à travers un livre, tout était terminé pour nous en France. Ni la presse, ni l’Université ne parleraient de nos travaux.
C’est effectivement ce qui s’est passé depuis plus de vingt ans. Au-delà, c’est l’ensemble de nos livres qui ont été maintenus sous la conspiration du silence.
Je souligne encore que, comme je l’ai fait ici depuis le tout début, il m’importe, ici comme ailleurs, de donner des textes précis et d’essayer de bien situer les enjeux, en étant aussi minutieux que possible.
Or, du point de vue institutionnel, c’est manifestement Jules Jeanneney qui a assuré le passage du relais, tour à tour, de la Troisième République à Philippe Pétain, puis de Philippe Pétain à Charles de Gaulle, tout ceci sur le fond des travaux réalisés depuis les environs de 1900 par Charles Benoist, puis plus tard par Jacques Bardoux, grand-père d’un Valéry Giscard d’Estaing qui serait secrétaire d’État aux Finances dès le 8 janvier 1959, c’est-à-dire dès la naissance d’une Cinquième République qui devait tant à sa famille…
Sans entrer dans les détails qui pourraient nous mener très loin, il est clair que Charles de Gaulle n’était pas du tout un homme seul. Quoi qu’ait pu en dire telle ou telle formule qui, à chaque fois, se révèle apocryphe, dès le début de sa carrière politique, il a été serré de près par les grands intérêts – rien que lorsqu’il devient sous-secrétaire d’État à la Guerre, il a, comme directeur de cabinet, Jean Laurent, directeur de la Banque d’Indochine…
Ainsi, dans le domaine constitutionnel, c’est de façon tout à fait naturelle que l’homme de Londres s’est tourné dès juin 1942 vers Jules Jeanneney, c’est-à-dire vers l’homme qui, en ces matières, a su ouvrir la voie « légale » au maréchal Pétain en juillet 1940.
À la Libération, il a été impératif, pour De Gaulle et pour la grande bourgeoisie, de contourner le vote communiste… Y parvenir aura été un véritable tour de force. C’est ce que Jules Jeanneney a pu offrir sur un plateau à Charles de Gaulle. Non sans mal. Voyons cela.
C’est à l’occasion d’un entretien qui a eu lieu le 4 septembre 1944 que le général de Gaulle a proposé à Jules Jeanneney d’entrer dans son gouvernement comme ministre d’État recevant « pour tâche d’élaborer les mesures successives qui dirigeront vers l’ordre normal les pouvoirs de la République ». » (Journal politique, page 263)
Selon ce qu’en écrit son petit-fils Jean-Noël :
« Durant l’hiver 1944-1945, Jules Jeanneney s’occupe des rapports avec l’Assemblée consultative. Il contribue à fixer la doctrine sur ses attributions, et d’abord donne son avis sur sa composition. » (page 264)
« Consultative » , l’Assemblée… Et c’est là-dedans qu’avait été noyé le si fameux Conseil National de la Résistance qui, selon les accords signés par De Gaulle en présence de Jean Moulin en février 1943 à Londres, devait être l’organe souverain jusqu’aux premières élections succédant à la Libération… N’empêche, on a dû bien s’amuser chez les Jeanneney en ce temps-là, puisque Jules avait choisi comme directeur de son cabinet de ministre d’État son fils, Jean-Marcel…
Suite des explications de Jean-Noël à propos de son grand-père (on finira par s’y perdre, parmi tous ces braves gens) :
« Il s’occupe aussi des réformes administratives dont la fonction de l’E.N.A. est une pièce essentielle. » (page 264)
Mais oui, mais oui… et aujourd’hui encore, cette institution…
Or, Jules n’était évidemment pas tout seul sur le coup : l’E.N.A, c’est l’un des chefs-d’œuvre de Michel Debré, un copain, par ailleurs, de Jean-Marcel Jeanneney, etc.
Avançons encore un peu :
« Jules Jeanneney est vivement opposé au retour pur et simple à la Constitution de 1875 avec élection de Chambre et Sénat et éventuelle révision ultérieure. » (page 264)
Eh oui, certainement, c’était là le cœur même de tout ce qui avait désolé la grande bourgeoisie française depuis 1900 au moins.
Alors, que ferons-nous ?
Jules Jeanneney n’aura jamais été meilleur que dans les périodes troublées : ici encore, il se régale.
Et une fois de plus, il va triompher de tous les obstacles… pour Charles de Gaulle.
Michel J. Cuny
(Ce texte est tiré de l’ouvrage électronique « Pour en finir avec la Cinquième République – Histoire de l’étouffement du suffrage universel » que j’ai publié il y a quelques mois et que l’on pourra trouver ici.)