Devenu ministre d’État du gouvernement de Charles de Gaulle, l’ancien président du Sénat du temps de Vichy, Jules Jeanneney, est donc occupé à préparer la grande affaire constitutionnelle qui devra permettre, en ce temps de Libération, d’échapper à la vague communiste, mais aussi, et de façon plus générale, à la volonté populaire telle que le suffrage universel va l’exprimer dans un contexte historique où les élites bourgeoises font plutôt profil bas – sauf à travers cette fiction que constitue, à lui tout seul, le dénommé Charles de Gaulle qui a su usurper l’autorité souveraine du Conseil de la Résistance après en avoir fait tomber le créateur et premier président, Jean Moulin, le 21 juin 1943, vingt-cinq jours tout juste après sa première réunion, à Paris, le 27 mai précédent.
Voici ce que rapporte Jean-Noël Jeanneney des activités de son grand-père à ce moment précis de la préparation des nouvelles institutions, après avoir indiqué que celui-ci était opposé à un retour à celles de la Troisième République :
« Jules Jeanneney est tout aussi opposé à une Convention, une Constituante dotée des pleins pouvoirs dont on ne sait pas où elle pourrait conduire et qui risquerait d’aboutir à perpétuer un gouvernement d’assemblée. Il souhaite une pré-Constitution adoptée par le peuple en même temps qu’il élirait l’Assemblée. Il ne réussit à faire triompher sa thèse qu’à l’issue de nombreuses consultations […]. » (page 265)
C’est donc la thèse de Jules Jeanneney qui aura finalement orienté, dès le départ, la naissance chaotique de ce schéma institutionnel plus tard désigné comme étant la Quatrième République, dont De Gaulle ne cesserait plus de dire pis que pendre…
Maximilien Robespierre (1758-1794)
En effet, pour ne pas aboutir à la terrifiante Convention (de Robespierre !) – l’Assemblée unique -, il aura fallu organiser un certain cafouillage. Le mécanicien en a été Jules Jeanneney. Quels étaient les enjeux ?
Sous la Troisième République, il y avait deux Assemblées : la Chambre des députés élue au suffrage universel direct, que venait contrebalancer le Sénat élu au suffrage universel indirect.
Pour situer le rôle de celui-ci, il ne sera pas inutile de reprendre l’analyse que Pierre Cot en a fait dans l’ouvrage qu’il a publié en 1944 : Le Procès de la République. Il s’appuyait sur ce qu’il avait vécu en sa qualité de ministre de l’Air du Front populaire, et donc sur ce qu’il avait partagé avec son chef de cabinet, Jean Moulin :
« L’analyse des crises ministérielles, pendant la période 1920-1940, montre que quatre-vingts pour cent de ces crises furent causées, directement ou indirectement, par une opposition de vues en matière financière entre la Chambre et le Sénat, c’est-à-dire entre les représentants du peuple et ceux de la bourgeoisie. De même, tous les Cabinets qui manifestèrent quelque volonté de progrès social furent renversés par le Sénat ; ce qui arriva notamment au Cabinet Herriot en 1924 et aux deux Cabinets de Front Populaire présidés par Léon Blum en 1937 et 1938, alors que ces Cabinets avaient la confiance de la Chambre des Députés et du pays. » (tome 2, page 136)
Par contrecoup, nous mesurons le danger que peut représenter, pour les intérêts bourgeois, une Assemblée unique, si tant est qu’elle est effectivement désignée au suffrage universel direct et véritablement égal. Donc Jeanneney n’en veut pas.
Or, s’agissant d’une Assemblée constituante, la chose est encore bien plus grave, puisqu’elle va devoir établir la loi fondamentale du pays pour le long terme : une Constitution. Comment laisser cela entre les mains du peuple ? Impossible évidemment… puisque, à partir de la Constitution, c’est le schéma d’élaboration des lois qui est fixé…, de lois qui, par exemple, définiront les conditions d’exercice de la production des richesses…, donc la place du travail, etc., dans un pays où les salariés sont bien plus nombreux que les propriétaires des principaux moyens de production et d’échange, et où le vote ne pourra que s’en ressentir.
Alors, Jules, comment fait-on ? s’inquiète Charles.
Michel J. Cuny
(Ce texte est tiré de l’ouvrage électronique « Pour en finir avec la Cinquième République – Histoire de l’étouffement du suffrage universel » que j’ai publié il y a quelques mois et que l’on pourra trouver ici.)