Rien que pour l’étrange perspective qui s’y révèle, arrêtons-nous un tout petit instant sur ce qu’écrit l’illustre promoteur de Philippe Pétain et de Charles de Gaulle, et spécialiste de la chasse institutionnalisée aux communistes, le président du Sénat, Jules Jeanneney, dans son Journal politique, à la date du 22 juin 1942, un an tout juste après le déclenchement de l’attaque de Hitler contre l’Union soviétique :
« Quel sens national, quel cran, quel esprit de sacrifice animent et dynamisent la Russie bolcheviste ! Que n’avons-nous eu à la tête de nos armées des chefs de cette taille et de cette volonté ! – Par contre et hélas Bir-Hakeim étant tombé par ordre anglais, le front libyen s’est écroulé entier, Tobrouk est pris presque sans combat, et Marsa-Matrouck va l’être de même, dit-on. La comparaison n’est pas flatteuse pour les non-communistes. Le contenu du flacon importe plus que l’étiquette. » (page 217)
Alors, comment les combattre, ces bougres de communistes ?… Neuf mois plus tôt, ainsi que nous l’avons vu, Jules Jeanneney désespérait déjà de Pétain… Mais alors, qui ? C’est encore le Journal politique de Jules qui nous donne la réponse. Une semaine après avoir rédigé le petit texte que nous venons de lire, il recevait une lettre d’un candidat… Charles de Gaulle qui, de Londres, lui écrivait, le 30 juin 1942 :
« Bien que le ciel ne s’éclaircisse pas beaucoup, on peut imaginer maintenant telle péripétie qui permette d’imaginer la « rentrée » de la France dans la guerre. Dans cette hypothèse, et sans préjuger aucunement du rôle que les circonstances imposeraient à tel ou tel, il faudrait que soient résolus, d’une manière provisoire, le problème du Gouvernement et celui de la représentation du pays. Voudrez-vous accepter de me donner – pour moi seul – votre avis sur la façon dont on pourrait concevoir les solutions ? » (page 313)
Les solutions d’ordre constitutionnel, ça le connaît, Jules, comme nous le savons. J’y insiste : dans ce domaine, il n’y a pas de meilleur représentant que lui des intérêts bien compris – et de long terme – de la grande bourgeoisie française. Sa réponse de l’été 1942 à De Gaulle est donc ce qu’il y a de mieux élaboré et de plus raffiné pour enfumer le suffrage universel dès les premières minutes de l’après-Libération… Voyons cela.
Tout d’abord, auprès de Charles de Gaulle, le président du Sénat toujours en fonction – tout au moins du point de vue de la rémunération – en convient aussitôt :
« Lorsque l’Assemblée a, le 10 juillet, donné au Maréchal un plein pouvoir constituant, elle a fait une chose qui ne lui était pas permise. Selon la Constitution de 1875, c’est en effet à elle exclusivement que ce pouvoir appartenait. » (page 315)
Or, nous avons vu comment le brave Jules avait préparé le terrain à Pétain dans son discours du 8 juillet, et comment, le 10, il s’était lâchement abstenu.
Évidemment, dès la Libération, la question de savoir qui aurait à exercer le « plein pouvoir constituant » deviendrait cruciale. Mais une autre question – qui conditionnerait nécessairement la réponse à la première – se poserait un peu plus tôt : celle de l’exercice réel d’un autre pouvoir, le pouvoir exécutif. La réponse n’est d’abord qu’un libellé : gouvernement provisoire.
Voici ce qu’en dit Jules Jeanneney à Charles de Gaulle à l’été 1942 :
« Un Gouvernement provisoire. Quel ? Il le faut agencé et composé strictement pour sa mission. Celle-ci sera double : a) assurer la grande consultation électorale, qui doit permettre au pays de se donner librement des institutions et des représentants. b) pourvoir jusque-là au salut de la patrie, à sa vie courante, au bon exercice des libertés recouvrées. » (page 317)
Comme on le voit, dans les deux rubriques, une même notion persiste… la liberté (« librement », « libertés »).
Lisons maintenant la suite immédiate du propos de Jules Jeanneney, et voyons sur quoi tout cela débouche :
« Tâche redoutable qui, avec d’immenses devoirs, comportera inévitablement le péril d’exercer à nouveau des pleins pouvoirs. » (page 317)
Comme l’a fait Pétain sur le fondement de l’Article unique dont Jules Jeanneney a été l’un des principaux promoteurs à travers son discours du 8 juillet 1940 depuis le fauteuil de la présidence du Sénat.
Mais n’anticipons pas. Laissons à Charles de Gaulle le temps de manœuvrer contre ce Jean Moulin qui a pris la peine de venir le voir travailler d’octobre à décembre 1941, pour savoir ce que, décidément, il avait dans le ventre…
Michel J. Cuny
(Ce texte est tiré de l’ouvrage électronique « Pour en finir avec la Cinquième République – Histoire de l’étouffement du suffrage universel » que j’ai publié il y a quelques mois et que l’on pourra trouver ici.)