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Le 27 octobre 1991, le général Djokhar Doudaïev a donc été élu président d’une Tchétchénie indépendante et désormais coupée de l’Ingouchie. Moscou, où Gorbatchev vit les derniers instants de sa présidence de l’URSS, et où le président de la Fédération de Russie, Boris Eltsine, n’a pas la force d’affronter un Parlement qui lui est contraire, laisse tout lui glisser entre les doigts.
Il s’agit d’une sorte de débâcle dont Evguéni Primakov ne manque pas de s’étonner des conséquences qu’elle ne pouvait pas manquer d’avoir :
« Le ministère russe de la Défense évacua toutes les forces fédérales de Tchétchénie. Cependant, on laissa de nombreux équipements à Doudaïev : 108 véhicules blindés, 51 avions de combat et d’entraînement, des batteries de DCA et des batteries antimissiles, 153 pièces d’artillerie et mortiers, y compris des systèmes de tir en rafales, près de 750 missiles antichars téléguidés, etc. » (Primakov, page 284)
Or, les conséquences de ce laisser-faire devaient aller bien au-delà de la seule sphère militaire de l’État tchétchène en tant que tel. C’est Evguéni Primakov qui s’en émeut :
« Fort de tous ces équipements, Doudaïev commença à « s’émanciper ». Ce qu’il fit dès les premiers jours, et de la pire des façons. L’arbitraire s’installa en Tchétchénie, la violence y régnait. Des criminels se retrouvèrent en liberté. L’économie fut rapidement ruinée ; le complexe pétrochimique pillé ; l’agriculture désorganisée. Quant au chômage, il atteignit des proportions inouïes : plus des deux tiers de la population active. Au total, près d’un quart des habitants quitta la république. Beaucoup devinrent des réfugiés. » (Primakov, pages 284-285)
Pour sa part, Anne Le Huérou écrit :
« […] nombreux sont ceux, Russes ou Tchétchènes, qui profitent du flou institutionnel et de l’absence de frontière établie pour faire de la Tchétchénie une plaque tournante de différents trafics (armes, drogue, faux billets, mais aussi marchandises de toutes sortes). La question tchétchène n’est alors pas si spécifique : le régime de plus en plus clientéliste et autoritaire de Djokhar Doudaïev entre 1991 et 1994 n’est pas sans rappeler des situations observées dans d’autres régions en proie à de violents conflits pour la redistribution du pouvoir et de la propriété. » (Favarel-Garrigues, pages 148-149)
Et c’est ici que, sous la thématique de la libéralisation et de la sortie d’un soviétisme désormais maudit, l’oligarchie russe trouve son principal point d’ancrage, ainsi qu’Evguéni Primakov se fait un devoir de nous le rappeler :
« Par ailleurs, une grande partie des opérations illégales et criminelles avait trait à l’extraction et au raffinage du pétrole, ainsi qu’au transfert de capitaux bancaires. Quant aux liens entre certains oligarques et les dirigeants tchétchènes, ils ne cessaient de se renforcer. C’est sous cette forme que s’opéra, en Tchétchénie, le passage à la « démocratie ». » (Primakov, page 285)
À sa façon, la Tchétchénie ne faisait que préfigurer ce qu’allait être la Russie de Boris Eltsine…
Au bout de quelques mois, cependant, Djokhar Doudaïev se trouve lui-même en butte à une opposition qui ne voit d’autre solution que dans le fait d’en appeler à Moscou qui, elle-même, s’inquiète de voir la Fédération de Russie se défaire par morceaux. En décembre 1994, les troupes russes refont leur apparition en Tchétchénie, tandis que le général Doudaïev fait venir des mercenaires des pays Baltes, d’Ukraine, d’Afghanistan et de différents pays arabes.
Peu au fait de ce qui l’attend, Eltsine se lance dans un guerre dont il lui a été dit qu’elle allait se conclure rapidement sur une victoire facile.
Cependant, dès une réunion du Conseil de sécurité qui avait eu lieu le 26 décembre 1994, et à laquelle il avait assisté, Evguéni Primakov avait pu entendre le ministre de la Défense émettre de sérieux doutes :
« Dans mes notes, je soulignai les paroles de Gratchev : « Doudaïev conserve une solide capacité de résistance. Il reçoit des armements et des munitions par des sentiers détournés en provenance d’Abkhazie et d’Azerbaïdjan. » » (Primakov, page 288)
Le terrorisme international pointait à nouveau le bout de son nez. Et voici qu’une prise d’otages massive se déroule, à l’extérieur de la république de Tchétchénie, dans un hôpital du territoire de Stavropol, à Boudionnovsk, ce qui marque la volonté d’étendre la révolte islamiste à d’autres parties de la Fédération de Russie. Notons aussitôt que cette attaque surprise est le fait de Chamil Bassaïev, que nous retrouverons à la tête de l’opération visant le Daguestan en août 1999.
Occupant une semaine entière (14-20 juin 1995), la prise d’otages de Boudionnovsk donne un coup d’arrêt à l’avancée des troupes russes et débouche sur un accord de paix en date du 30 juillet 1995. Ce n’est qu’un bref intermède…
Dès le 6 octobre suivant, le général russe Anatoli Romanov, commandant des troupes pour toute la Tchétchénie est grièvement blessé par une bombe. La guerre redémarre, et rien ne paraît devoir changer lorsque, un peu plus de six mois plus tard, le 21 avril 1996 précisément, le général Doudaïev est lui-même tué par un missile russe.
Il y a, cependant, un homme qui s’apprête à sortir de l’ombre, un certain général Lebed qui a aidé Boris Eltsine au moment du « héros sur le char » en août 1991… Entre-temps, il s’est engagé dans une carrière politique. Élu député d’un parti ultranationaliste aux élections de décembre 1996 qui avaient vu la victoire du parti communiste conduit par Guennadi Ziouganov, le jeune général (46 ans) s’est présenté à l’élection présidentielle de juin 1996. Arrivé en troisième position (avec seulement 15 % des voix), il se rallie au deuxième tour à Boris Eltsine qui peut ainsi l’emporter sans crainte devant le communiste qui avait tout de même décroché la deuxième place.
général Alexandre Lebed (1950-2002)
Aussitôt les élections terminées, Alexandre Lebed est placé par le nouveau président de la Fédération de Russie à la tête du Conseil de sécurité. Il va recevoir la responsabilité de mener directement les tractations de paix avec les responsables tchétchènes, l’acte final étant signé à Khassaviourt, au Daghestan, le 31 août 1996.
Yann Bréault, spécialiste canadien de l’URSS et des États post-soviétiques, ne peut s’empêcher de vilipender…
« […] la catastrophique défaite militaire essuyée en Tchétchénie qui dut être définitivement reconnue à la suite des accords de Khassaviourt du 31 août 1996, conclus par le général Lebed (opposé à cette guerre depuis le début) et qui équivalaient pratiquement à une capitulation de la Russie. » (Bréault, page 46)
Xavier Moreau préfère retenir un autre aspect des choses :
« À partir des accords de Khassaviourt, la Tchétchénie devient une zone de non-droit à l’intérieur de la Fédération de Russie, où tous les trafics, y compris celui des esclaves, se développent en toute impunité. » (Moreau, page 54)
Quant à Evguéni Primakov, qui fut un témoin direct, il écrit :
« En août 1996 furent signés les accords de Khassaviourt, qui suscitèrent pas mal de controverses. Les troupes fédérales quittèrent la Tchétchénie, et tout « rentra dans l’ordre » : les structures criminelles restaient en place. » (Primakov, page 292)
Réservons le mot de la fin pour évoquer le sort du général Alexandre Lebed, que d’aucuns (dont Boris Berezovski) auraient voulu faire le successeur d’un Eltsine fatigué… C’est ce même Eltsine qui décidera tout à coup de le limoger quatre mois après la signature des accords de Khassaviourt. Le ministre de l’Intérieur, Anatoli Koulikov, détenait suffisamment d’informations le concernant, pour penser qu’il était occupé à préparer un coup d’État…
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Michel J. Cuny
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