Jacques Rueff, perroquet de Charles de Gaulle : « Bien d’autrui ne convoiteras »

Dès la prise du pouvoir par Charles de Gaulle en 1958, un économiste devait tenir un rôle essentiel dans la mise en œuvre des mesures économiques attendues par la grande bourgeoisie. Il s’agissait de Jacques Rueff.

jacques-rueff

Jacques Rueff (1896-1978)

Dans un premier temps, ce spécialiste, qui avait l’oreille de l’homme du 18 juin, assurerait la présidence du Comité d’experts occupé à définir les mesures tendant à rétablir l’équilibre des finances publiques. C’est ce qui donnera lieu au plan Pinay-Rueff.

Puis, deux ans plus tard et, ceci dans le cadre de la mise en œuvre du Marché commun, un second train de mesures entrera en application. Il était placé sous l’intitulé : « plan Rueff-Armand ».

Du point de vue de la science économique, qui était Jacques Rueff ? En quoi pouvait-il s’accorder avec un Charles de Gaulle représentant de la grande bourgeoisie française ?

Pour le cerner de façon précise, je vais m’appuyer sur la Préface qu’il a rédigée le 11 janvier 1966 pour la troisième édition du quatrième tome de ses Œuvres complètes : L’Ordre Social, aux éditions Plon.

Mais tournons-nous tout d’abord vers ce Charles de Gaulle qui a eu la grande intelligence d’« offrir » la Constitution de 1958 au bon peuple de France. Nous allons voir qu’il n’est pas nécessaire d’aller très loin dans la lecture de celle-ci pour atteindre l’essentiel. Nous le trouvons en effet dès la première phrase du Préambule :
« Le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l’homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu’ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946. »

Quels sont ces droits ? La Déclaration de 1789 répond à cette question par son article 2 :
« Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression. »

Pour ne pas se tromper sur l’éventuelle hiérarchie entre ces quatre droits, il est nécessaire de pousser jusqu’à l’article 17 de la même Déclaration :
« La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité. »

« Inviolable et sacré »… Que demander de plus ? Quand on est propriétaire (de moyens de production et d’échange)…

Je le souligne aussitôt… Pour la Déclaration de 1789, les humains en général, eux, ne sont ni « sacrés », ni simplement « inviolables »… C’est là ce qui fait tout son charme… puisque l’État, que fonde la Constitution de 1958, et qui va – sous son contrôle à elle – garantir le caractère « inviolable et sacré » du droit de propriété, exerce la pleine souveraineté – bien à l’abri du suffrage universel – à travers la seule personne du président de la république…

Et c’est ici qu’il faut lire ce Jacques Rueff dont Charles de Gaulle s’est armé pour faire valoir, de toute la force étatique possible, les intérêts de cette élite des propriétaires que constitue alors la grande bourgeoisie française occupée à monter les entreprises qui ne tarderont guère à devenir « multinationales »… comme Total, L’Oréal, ou Sanofi, le trio gagnant du CAC40 du début des années 2000.

Qu’est-ce donc que la « propriété » ? L’ouvrage de Jacques Rueff, L’Ordre Social, n’a d’autre but que de nous le faire savoir, puisque, selon son auteur…
« L’idée essentielle, dont il est empli, c’est que les richesses ne sont pas les choses « désirées » par les hommes, mais la faculté de « jouir et de disposer de pareilles choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements », c’est-à-dire, aux termes de l’article 544 du Code civil, le droit de « propriété » sur les choses. » (page 13)

Nous allons devoir nous y faire : sous la Cinquième République, ce n’est pas la quantité de travail nécessaire à leur production qui fait des richesses ce qu’elles sont, ce n’est pas non plus leur « désirabilité »… Il faut encore que certains puissent « jouir » d’elles sous le regard des… autres. C’est tout simplement la tension que produit le fait d’être témoin de la « jouissance » des puissants qui engendre les « richesses » en tant que telles.

L’homme de De Gaulle insiste sur l’importance déterminante de ce critère bien à lui au beau milieu de la communauté scientifique des économistes patentés :
« La différence est profonde, car elle fait d’emblée de la science économique, non pas, comme on l’a souvent dit, la science des richesses, mais la science des rapports entre certaines choses désirées et l’ensemble des hommes qui les désirent. » (page 13)

Pourquoi « certaines » choses désirées, seulement ? Pourquoi pas dans l’écart entre toutes les choses désirées et l’ensemble des hommes qui les désirent ?

Mais parce que ces « certaines »-là, sont celles qui sont déjà possédées par de vrais propriétaires réunis – comme un Tout – sous la bannière de l’Etat souverain placé, lui-même, par la Constitution de 1958 dans les mains de la grande bourgeoisie française… et de son homme de paille : le président de la république.

Ce « Tout » de la propriété régnante, le voici sous la plume du professeur Rueff :
«  À l’un, le « propriétaire », garantie par tout l’appareil judiciaire et policier de l’État d’une faculté paisible de jouissance et de disposition, à tous les autres, obligation, imposée par le même appareil, d’une abstention totale à l’égard de la chose possédée. » (pages 13-14) 

Abstention… totale… Que faut-il entendre par là ?… Jusqu’où l’appareil d’État serait-il habilité à aller pour faire valoir le droit de propriété ?

Jacques Rueff n’hésite pas une seconde… Et le voici qui implique directement sa culture juive dans la problématique patrimoniale, en citant le Décalogue :
« […] ce n’est pas dans l’article 544 du Code civil que l’on trouve les fondements de l’appropriation des richesses, mais dans les septième et dixième commandements :
« Le bien d’autrui tu ne prendras
Et retiendras à ton escient.
Bien d’autrui ne convoiteras
Pour les avoir injustement. »
En distinguant entre biens propres et biens d’autrui, en empêchant tout homme qui respecte la loi ou la volonté divine non seulement d’appréhender, mais même de convoiter les richesses qui ne lui appartiennent pas, le droit de propriété supprime même la possibilité de prétentions rivales à la disposition d’une même chose. » (pages 13 à 15)

Inutile au citoyen non propriétaire, un peu perdu au milieu de la Cinquième République, de hausser le ton… La loi humaine n’a rien à lui répondre… puisque, même la loi divine ne peut plus rien pour lui.

À condition, bien sûr, que l’on veuille faire crédit au Décalogue

Michel J. Cuny


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