Nous revenons vers Alfred Müller-Armack qui s’efforçait, en 1933, de soutenir la démarche politique du nouveau chancelier d’Allemagne, Adolf Hitler, en s’appuyant sur le grand personnage de l’époque, Benito Mussolini, qui avait mis en œuvre, dans son pays, une Charte du travail à visées constitutionnelles… Voici tout d’abord ce qu’il y trouve de remarquable :
« Dans l’antithèse la plus nette des déclarations de droits fondamentaux des constitutions libérales, la « Carta del Lavoro » commence par le principe selon lequel l’individu n’est que le porteur de devoirs envers la nation. » (Alfred Müller-Armack, op. cit., page 46)
Pourrions-nous croire, une seule seconde, que la mise en œuvre de la Constitution de 1958 nous aurait placé(e)s, en France, dans la même condition ? N’y faisons-nous pas absolument ce que nous voulons de nos vies ?
Mais, ensuite, Alfred Müller-Armack utilise une autre formule qui nous met dans une position un peu moins confortable :
« Dans le nouvel ordre économique, les droits fondamentaux opposables à l’État sont remplacés par une série de reconnaissances solennellement prononcées par lesquelles l’État assigne à l’individu son domaine de vie. » (Idem, page 46)
Autrement dit, pour les Françaises et les Français de ce début de vingt-et-unième siècle, embarqué(e)s dans l’ « économie sociale de marché » pilotée par l’Allemagne à travers les institutions européennes, ne pourrions-nous pas adopter le langage suivant :
« Tu ne demandes pas !…Tu attends qu’on te parle… que le président de la république française te parle… qu’il te dise ce qu’il modifie, ce qu’il ne modifie pas… Ensuite, comme un petit garçon, comme une petite fille, tu viens là en pleurnichant, en faisant une colère, en cassant un peu de mobilier dans les rues, un peu de personnel casqué ici ou là… Ton droit de cité, tu l’as déjà exercé, et tu l’exerceras encore, dans l’isoloir, où toutes les cochoncetés te sont permises, sans plus… Et puis, retour chez toi… où tu reprends les devoirs que l’État te donne… en même temps que les petits plaisirs que l’économie te propose, de seconde en seconde, par ses…écrans publicitaires. Et là, manifestement, tu marches droit !… »
Cauchemar que tout cela… Nous, nous sommes de vraies citoyennes, de vrais citoyens ! Et pas mécontent(e)s d’avoir pu échapper au couteau entre les dents des communistes, et de leur grand chef couvert de sang : l’abominable Staline !… Et cela, en grande partie, grâce au brave Hitler qui aura su faire massacrer à tour de bras un maximum de Soviétiques (27 millions, selon les historiens de la Seconde Guerre mondiale)…
Après cela, plus la moindre lutte des classes sans doute… Rien que du fascisme, alors ?… Regardons ce que nous offre la version allemande de celui-ci : l’État national-socialiste tel qu’Alfred Müller-Armack en présente les spécificités « sociales » en 1933 :
« Ce nouveau socialisme allemand du droit au travail et au pain n’a rien de commun avec les exigences de la lutte des classes du marxisme, qui ne reconnaît pas l’idée d’une communauté supérieure au-dessus des classes et qui annonçait ses exigences en termes des anciens droits fondamentaux comme des droits contre l’État. » (Idem, page 47)
Évidemment, le marxisme évoqué ici n’est qu’une fiction à l’usage de qui n’y connaît pas grand-chose. Il ne s’agit certes pas de venir implorer l’État au nom de la classe ouvrière, mais de renverser l’État bourgeois pour instaurer l’État de la dictature du prolétariat… tandis que la « communauté » qu’il s’agit d’atteindre – car il y en a une, n’en déplaise à notre Alfred -, c’est tout simplement la société communiste.
L’option « marxiste » étant levée, passons à quelque chose qui ne convient pas non plus à l’ « idée sociale » telle qu’elle se manifeste en régime national-socialiste :
« Mais il ne faut pas non plus la confondre avec toutes les formes de réforme sociale et de politique sociale qui, pour des motifs charitables et éthiques, ou même simplement pour éviter des complications sociales, préconisent l’égalisation sociale. » (Idem, page 47)
Comme on le sait, en France, le critère d’égalité a été lui-même plus ou moins remplacé par celui d’équité… Pour s’en convaincre, il suffira de se référer au Rapport public du Conseil d’État sur le principe d’égalité (1996), et de s’en tenir – au moins dans un premier temps – au résumé qui en dit l’essentiel dès les premiers mots :
« Égalité des droits, égalité des chances, voire égalité de résultat : comment préserver cet élément essentiel de l’héritage républicain tout en l’adaptant aux nouvelles formes d’inégalités afin d’apporter une réponse plus équitable aux problèmes économiques et sociaux de la société contemporaine, telle est la question à laquelle s’efforce de répondre le Conseil d’Etat dans son rapport public de 1996. » (lien)
Pour le national-socialisme – pour « l’économie sociale de marché » ? – l’idée sociale…
« est une expression de l’unité de toutes les classes qui se réalise dans le nouvel État, et c’est un moyen d’y inclure des classes jusqu’alors suspectes à l’égard de l’État. » (Idem, page 47)
Une fois le communisme interdit en République fédérale allemande (Loi fondamentale de 1949) et l’Union soviétique effondrée, on ne voit pas comment il pourrait y avoir encore en Europe la moindre classe « suspecte »… L’affaire est donc réglée.
Au moyen d’une note placée au bas de la page 48, Alfred Müller-Armack nous donne la suite du processus d’ensemble en citant l’un de ses précédents ouvrages :
« Grâce à l’intégration complète de l’économie dans l’État, l’État en tant que tel obtient la marge de manœuvre nécessaire pour accorder à nouveau à l’initiative privée un plus grand rayon d’action, car l’activité privée ne limite plus la sphère de l’État, mais coïncide avec elle. »
Sur ce dernier point, dès la page 48, Alfred Müller-Armack mettait en garde, en 1933, certains esprits chagrins :
« Pendant longtemps, l’opinion publique a considéré cela comme une contradiction avec le caractère socialiste du nouvel État et l’a pris plutôt pour un compromis, voire une rechute dans le libéralisme. Celui qui pense de cette manière montre qu’il n’a pas encore dépassé la façon de voir du XIXème siècle. »
Nous allons voir que cette leçon-là, Joseph Goebbels l’avait déjà reçue d’Adolf Hitler quelques années plus tôt. Dans son Journal, dès le 15 juin 1925, il avait noté :
« J’attends avec anxiété le texte de son discours. Sera-t-il nationaliste ou socialiste ? » (Joseph Goebbels, Journal (1923-1933), Tallandier 2006, page 125)
Il ajoutait ensuite une phrase qui ne laisse aucun doute sur sa propre position à ce moment-là :
« Hitler, chef des socialistes allemands ! Et le monde est à nous ! » (Idem, page 125)
Le 23 novembre 1925, il en était là :
« Je veux que Hitler soit mon ami. Son portrait est sur mon bureau. Je ne supporterais pas d’être déçu par cet homme. » (Idem, page 141)
Et puis, le 15 février 1926, Katastrophe !… aux yeux du « socialiste » Goebbels :
« Hitler fait un discours de deux heures. Je suis comme assommé. Quel Hitler est-ce là ? Un réactionnaire ? Extraordinairement maladroit et indécis. Question russe : complètement à côté de la plaque. L’Italie et l’Angleterre sont des partenaires naturels. Terrifiant ! Notre mission est la destruction du bolchevisme. Le bolchevisme est de facture juive. Nous devons recueillir l’héritage de la Russie ! 180 millions !!! Indemnisation des princes ! Le droit doit rester le droit. C’est également vrai pour les princes. Ne pas porter atteinte à la propriété privée ! Atroce ! » (Idem, pages 152-153)
Effectivement, nous voici très impatient(e)s de connaître la suite de ce cauchemar…
Michel J. Cuny
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