Avant de nous donner l’intégralité du texte de la Carta del Lavoro telle qu’elle avait été mise en place par le régime mussolinien en avril 1927, Jean-Pierre Maury nous fournit une indication précieuse :
« Pour les partisans du régime, elle remplace la Déclaration des droits de l’homme de 1789, en tant que fondement de l’organisation politique moderne. » (Idem)
Nous voyons qu’Alfred Müller-Armack ne nous avait pas trompé(e)s lorsque, dans son petit livre de 1933, il avait écrit (rappel) :
« La constitution politique a été remplacée par la constitution économique et du travail en tant que loi basée sur l’État. »
Et nous passons immédiatement au premier article de la Carta del Lavoro (1927) :
« La Nation italienne est un organisme ayant des buts, une vie et des moyens d’action supérieurs par leur force et leur durée à ceux des individus divisés ou des groupes qui la composent. C’est une unité morale politique et économique qui se réalise intégralement dans l’État fasciste. »
Nous avons donc deux pôles : une « Nation » et un « État »… qui paraissent immédiatement surplomber tout le reste… Histoire sans doute très ancienne, puisque le fascisme est désormais bien loin de nous, tandis que l’autrefois très fameux et très respecté Benito Mussolini aura fini dans une cabriole extrêmement spectaculaire qui paraît avoir enterré définitivement l’État fasciste et tout ce qu’il emportait avec lui de bruit et de fureur…
Certes, pour celles et ceux qui ont eu à se pencher sur l’histoire de la mise en place de la Constitution française de 1958-1962, il y a ici comme un petit rappel de quelque chose de pas très agréable… dont on peut se demander où un certain Michel Debré est allé le chercher, pour l’appliquer dès que possible après 1944…, quand ce ne serait finalement qu’en… 1958.
Si nous voulons en savoir plus de ce côté-ci, nous allons devoir quitter – mais rien que momentanément sans doute – la gracieuse personne de Benito Mussolini pour nous pencher un peu sur l’histoire de celui qui aura su offrir à Charles de Gaulle l’instrument qu’il lui fallait pour ne surtout pas être confondu avec… le Duce, tout en se glissant gentiment dans un costume qui n’en est sans doute pas si éloigné que ça… l’uniforme militaire en moins… sauf grandes occasions…
Une « Nation » ?… C’est sans doute à celui qui se sera longtemps présenté, dans le Courrier de la colère, comme un très rugueux polémiste qui n’aurait sans doute pas fait tache au milieu de ses prédécesseurs d’extrême-droite des années trente, de nous dire ce qu’il faudrait entendre par là, sauf à commettre une très grosse erreur d’interprétation, peut-être.
Voici donc Michel Debré qui se raconte dans le premier tome de ses Mémoires. Rappelons tout juste qu’il était né en 1912 :
« En décembre 1934, je franchis la première étape que je m’étais fixée. Le Journal officiel publie ma nomination d’auditeur au Conseil d’État. […] C’est une joie, que mon père fêta en m’offrant une édition rare de la conférence de Renan : Qu’est-ce qu’une nation ? Depuis lors, ce livre ne m’a guère quitté. Hors le temps de guerre, il fut toujours à portée de ma main. » (Michel Debré, Mémoires 1 – Combattre, Albin Michel 1984, page 86)
Décidément, nous avons frappé à la bonne porte ! Nous tenons à la fois l’État, par ses conseillers, et la nation, par un Ernest qui va nous en raconter de bien bonnes… si seulement nous prenons la peine de nous pencher sur le texte de sa conférence, et ensuite d’aller ouvrir à la bonne page son ouvrage La réforme intellectuelle et morale qui aura été déterminant pour l’Histoire de France depuis sa publication en 1872, mais surtout très utile à nous-mêmes pour bien comprendre le sens profond de l’enfoncement français de juin 1940, et le rôle que l’Allemagne nous fait tenir, maintenant, dans cet Empire qu’elle était venue proclamer dans la galerie des Glaces du château de Versailles le 18 janvier 1871, et qui est désormais reconstitué sous la forme bien plus large, bien plus discrète et bien plus sournoise de… l’Europe.
… tout en nous faisant revivre le coup de la… « nation ».
C’est ce grand Français, Ernest Renan – qui aura finalement reçu le surnom de « burgrave de la République » – qui nous aura offert un élément essentiel de la définition qu’il faut donner à ce terme… En effet : qu’est-ce donc qu’une nation ? À la Sorbonne, le 11 mars 1882, il offrait cette interprétation qui aura donc occupé certaines des « nuits studieuses » de Michel Debré :
« […] l’essence d’une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses. » (Ernest Renan, La réforme intellectuelle et morale, et autres écrits, Albatros 1982, page 91)
Plus précisément encore :
« L’oubli, et je dirai même l’erreur historique, sont un facteur essentiel de la création d’une nation, et c’est ainsi que le progrès des études historiques est souvent pour la nationalité un danger. L’investigation historique, en effet, remet en lumière les faits de violence qui se sont passés à l’origine de toutes les formations politiques, même de celles dont les conséquences ont été le plus bienfaisantes. » (Idem, page 91)
Immédiatement – et ce pourrait être un petit salut en passant à destination de la présidente allemande de la Commission européenne, Ursula von den Leyen – voici la leçon qu’Ernest Renan retenait de la Commune de Paris…
« Si la Prusse réussit à échapper à la révolution socialiste, il est possible qu’elle fournisse pendant une ou deux générations une protection à la liberté et à la propriété. Sans nul doute, les classes menacées par le socialisme feraient taire leurs antipathies patriotiques, le jour où elles ne pourraient plus tenir tête au flot montant, et où quelque État fort prendrait pour mission de maintenir l’ordre social européen. » (Idem, page 79)
Jolie anticipation d’une formule qui, si elle n’est peut-être qu’apocryphe, a bien le mérite de dire l’essentiel de ce qu’il y a à dire à propos de la débâcle organisée de 1940 : plutôt Hitler que le Front Populaire…
Même Mussolini n’est pas allé jusqu’à ce point de trahison dans son propre pays… La France (laquelle ?) : oui…
Michel J. Cuny
L’article suivant est ici.
Pour revenir au début de cette série d’articles, c’est ici.