MM. Even et Debré ne peuvent s’empêcher de le crier sur tous les toits, ce qui ne peut être rendu qu’en respectant la calligraphie et la couleur du titre qui figure à la page 39 de leur « Guide des 4 000 médicaments utiles, inutiles ou dangereux » :
« DES DÉPENSES DE MÉDICAMENTS DÉLIRANTES : 15 MILLIARDS D’EUROS JETÉS PAR LES FENÊTRES »
La suite est au moins aussi inquiétante, mais, fort heureusement, ils se décident à s’en tenir à la seule question du médicament. Qu’on juge toutefois de la chance qui est la nôtre de ne pas assister au développement de ce qui s’annonce ici pour l’ensemble de la pratique médicale : (page 39)
« Beaucoup plus encore que les excès majeurs d’examens biologiques et d’imagerie inutiles et répétés, d’hospitalisations inutiles et prolongées, de gestes interventionnels et d’actes chirurgicaux d’utilité discutable, nos dépenses de médicaments de 36 milliards d’euros/an, dont au moins le tiers injustifié, plombent tout le reste de notre système de santé. »
S’il faut en croire la dernière évaluation plutôt que celle qui apparaît dans le titre du début, ce sont donc environ 12 milliards d’euros qui sont, chaque année, jetés par les fenêtres au seul titre des médicaments. En restant sur ce vocabulaire plus que parlant, les auteurs situent notre pays dans l’univers du gaspillage occidental : (page 40)
« La France consacre aujourd’hui par habitant, entendez qu’elle jette par les fenêtres, deux fois plus que l’Angleterre, un tiers de plus que l’Allemagne et les Pays-Bas, 70% de plus que l’Italie et 30% de plus que l’Espagne, 10% de plus que le Japon et même la Suisse. »
Pour quelles raisons assiste-t-on à une telle hémorragie ? Voici la réponse des deux professeurs : (page 40)
« Dans leur ensemble, les dépenses de médicaments sont liées aux prix excessifs et surtout à la surconsommation en volume. »
Avant de voir comment fonctionnent ces deux premiers canaux de dérivation de la richesse économique socialisée, constatons qu’il en existe un troisième que messieurs Even et Debré négligent de nous rappeler ici, mais qu’ils évoquaient trois pages plus tôt : (page 37)
« Les recettes, CSG (contribution sociale généralisée) et cotisations sociales, sont insuffisantes pour assurer l’équilibre, avec un déficit de la CNAM [Caisse nationale d’assurance maladie] de 10 milliards d’euros en 2011, qui s’ajoute à une dette de près de 200 milliards d’euros […]. »
Bien sûr, dans cette enveloppe globale qui concerne l’ensemble des dépenses de santé, le médicament tient toute la place qui lui revient, ce qui l’associe à une dérive qui, comme le rappellent les deux auteurs,
« doit être financée par la CADES [Caisse autonome d’amortissement de la dette sociale], qui emprunte sur les marchés au nom de la CNAM, exactement dans le même style que celui qui a conduit l’État à perdre une part de la confiance des marchés et son triple A ». (page 37)
Certes, mais cette dette, comme les autres, entre sous forme de titres de propriété dans le portefeuille des investisseurs internationaux qui peuvent tout aussi bien être également présents dans les conseils d’administration de Sanofi ou de quelque autre multinationale du médicament… Tout naturellement, cette brèche dans le financement de la santé se trouve alimentée par qui de droit (c’est-à-dire de devoir), ainsi que le soulignent MM. Even et Debré : (page 37)
« La CNAM doit par ailleurs rembourser chaque année les intérêts de cette dette, ce qui grève ses recettes d’environ 5 milliards d’euros par an. » Considérant que le médicament y figure environ pour un cinquième, nous voici au milliard d’euros pour sa seule part dans le coût de la dette globale.
Revenons maintenant aux prix excessifs des médicaments et à leur surconsommation en volume… Celle-ci reçoit cette dénomination dans la mesure il s’agit d’une consommation à peu près inutile du point de vue thérapeutique. Ainsi, affirment les auteurs du « Guide » : (page 39)
« À elle seule, la cardiologie, avec l’HTA [l’hypertension artérielle] et le cholestérol représente le quart des dépenses des 24 disciplines médicales, largement pour des médicaments préventifs d’utilité contestable, tandis que la cancérologie n’en est encore qu’à 9%, mais ne cesse de croître à grande vitesse, et, à ce rythme, l’aura rattrapée dans cinq ans. »
Autre exemple, qui fait bien voir l’une des stratégies tendant à capter l’effet placebo en même temps que la rentabilité économique : (page 39)
« Vingt-cinq molécules starisées par l’industrie mais très inégales (3 des premières n’ont guère d’intérêt, mais représentent 1,1 milliard d’euros de dépenses !) constituent 1% des 2 200 spécialités et représentent près de 5 milliards d’euros de dépenses, soit, à elles seules, près de 15% du total. »
Et puisque les deux tendeurs-de-perche-à-Sanofi nous renvoient vers le tableau des pages 145 et 146, allons-y de quelques rapides additions… À elles seules, pour une dépense totale de 21 milliards d’euros en médicaments, les vingt-cinq molécules « starisées » en France présentent une facture de 4,8 milliards, ce qui, selon les calculs que les metteurs au point du tableau ont fait pour nous, représente 23% du total.
Par ailleurs, mais toujours dans ce même tableau, nous apprenons qu’elles proviennent de différents laboratoires, mais qu’un même laboratoire peut en rassembler plus d’une sous sa bannière.
En conséquence si Pfizer tient, dans le Tahor, le médicament qui a le plus gros chiffre d’affaires en France (485 millions d’euros), il est dépassé par AstraZeneca qui, additionnant les ventes de 3 médicaments différents, atteint la somme de 705 millions d’euros, tandis qu’avec trois médicaments elle aussi, la firme suisse Roche fait mieux encore : 850 millions.
Pas encore vu Sanofi…
Mais le voici qui pointe en huitième position dans l’ordre des médicaments rangés à l’unité. Avec le Taxotère, il ne réalise qu’un modeste 210 millions d’euros.
Cependant qu’apparaissent très vite derrière lui quatre autres petits poussins… qui, lorsqu’on se donne la peine de les additionner à leur chef de file atteignent la modique somme de 870 millions, qui va mettre immédiatement d’accord tous les compétiteurs. Pfizer est battu ; mais Roche également. Sanofi reste donc bien le maître chez lui.
Bizarre ?
Michel J. Cuny