Selon les professeurs Even et Debré, en face d’une industrie pharmaceutique reine, le corps médical, pour autant qu’il prescrit les produits dernier cri qu’elle lui recommande, enfile le joli costume de carpette : (page 78)
« La plupart des médecins spécialistes ou généralistes ne sont dans ce contexte que des exécutants agissant la main entièrement guidée, littéralement conditionnés, « pavlovisés » par l’industrie. Elle prescrit presque directement. Elle tient la plume. Les médecins prescrivent exactement ce qu’elle veut, en cascade, en fonction des « modes » qu’elle définit seule. »
Pour les deux auteurs, aucun doute n’est permis : (page 78)
« Par un marketing intensif, par la formation médicale continue, qu’elle assure seule, par ses visiteurs médicaux, par ses journaux, par les interventions incessantes des universitaires leaders d’opinion à son service, elle détermine entièrement l’utilisation des médicaments. »
Ils auraient pu ajouter, en la réduisant aux mastodontes internationaux qui en commandent l’activité : par l’énormité de ses capitaux et des profits qu’ils parviennent à drainer… de sorte que…
« Son influence politique s’exerce au niveau le plus élevé et égale celle des banques et des sociétés pétrolières. » (page 79)
Sans compter les quelques détails « qui montrent que Pfizer ou Johnson & Johnson, avec 162 milliards de dollars de valeur boursière, représentent chacun 3 fois Boeing, 7 fois EADS et près de 50% d’Exxon ou d’Apple, les 2 premières sociétés mondiales, tandis que, en recherche et dévelop-pement, Pfizer, qui annonce 9 milliards de dollars et Johnson & Johnson 7 milliards, suivis par Novartis, Roche, MSD et GSK, se placeraient au 1er rang mondial, devant Ford, Microsoft, Siemens, Toyota, EADS, etc. » (pages 79-80)
Chapeau bas, mesdames et messieurs, tant il est vrai qu’en nos qualités d’individus pas toujours en bonne santé, il n’y a plus, devant une telle réussite financière, qu’à s’incliner pour saluer ce que certains appellent BigPharma, et, plus encore que s’incliner, s’exclamer, comme d’autres devant Jules César, mais cette fois-ci devant l’un des monstres engendrés par la liberté du commerce : « Ceux qui vont mourir te saluent ! »
Mais, bien sûr, cette richesse accumulée que nous voyons dans les gros portefeuilles de l’industrie pharmaceutique internationale et, en ce qui concerne la France, dans celui de Sanofi, ne se trouve que là… Il paraît qu’elle a déserté les poches des cotisants à la Sécurité sociale, mais aussi les caisses de cette même Sécurité sociale, et puis encore les budgets de l’Université (dont MM. Even et Debré nous ont déjà suffisamment décrit l’extrême pauvreté d’imagination dans le domaine de l’invention du médicament de chez Perlimpinpin…) Et lorsque, par exemple, nos révoltés contre tout en général, et contre rien en particulier, en viennent à aborder le « développement préclinique au laboratoire » nous ne pouvons que retenir notre souffle, puisque…
« On est là au cœur du métier propre de l’industrie. » (page 90)
Quel est donc le métier propre de l’industrie quand elle ne fait pas dans le lobbying toutes catégories ? Il n’est peut-être pas précisément là où MM. Even et Debré ont la faiblesse de le voir. Car il y a spéculation et spéculation, comme cela se sait avant même la classe de terminale. Alors, ce « développement préclinique au laboratoire » ?…
« Cette étape va s’étaler sur des années. Il s’agit d’abord de confirmer la découverte initiale et ensuite de mesurer le périmètre de tous ses impacts biologiques, positifs ou négatifs. L’industrie pharmaceutique est seule techniquement capable de mener ces études précliniques lentes, aléatoires, souvent en échec et toujours onéreuses. Seule une industrie privée peut assumer cette difficile étape. » (page 90)
Pourquoi donc ? Avant de regarder comment les professeurs Even et Debré répondent à cette question, arrêtons-nous sur les quelques éléments qu’ils viennent déjà de nous fournir : il est question de beaucoup d’argent privé à mettre en danger sur une période relativement longue… Capital risque ? Mais, bien sûr !
« Sans moteur, sans aiguillon financier, il ne se passerait rien et il ne s’est jamais rien passé dans aucun pays anticapitaliste. » (page 90)
Et voici la morale de cette petite histoire qui, comme nous le constatons, n’a strictement rien avoir avec le grand souci qu’on pourrait croire capable de susciter les vocations les plus fortes et les plus pures : celui de la santé des humains… Non, il y faut (pas le fric !) l’argent qui fait de l’argent : le capital soi-même. Puisque :
« Dans cette industrie, comme dans toutes les autres, l’argent est le moteur et le carburant des entreprises. » (page 90)
« Comme toutes les autres »… Tu m’étonnes ! Et comme ça marche, non pas que ça guérisse qui que ce soit…
« L’industrie pharmaceutique est donc irremplaçable. Le développement préclinique est un métier. C’est son métier. » (page 90)
Métier que nous allons donc devoir ausculter soigneusement.
Michel J. Cuny