Maîtresse de la distribution des maladies parce que maîtresse à la fois de l’invention, de la production, de la prescription et de la consommation – prolongée jusqu’à ce que mort s’ensuive – des diverses poudres de Perlimpinpin qui conditionnent la pratique médicale quotidienne en créant autant de points d’émergence possible d’une part significative d’effet placebo – en attendant l’effet catastrophe d’un quelconque Médiator -, voici donc l’industrie pharmaceutique internationale telle qu’en elle-même MM. Even et Debré nous la restituent.
Et pour celles et ceux qui ont conservé un certain culte d’une certaine intelligence bien de chez nous, voici la suite : (page 78)
« Dans ce contexte, le rôle des universitaires français s’est réduit à évaluer les médicaments (trop souvent, sous l’influence de l’industrie et de connivence avec elle), parfois à en améliorer l’utilisation ou à en étendre ou limiter les indications, mais ils n’ont participé en aucune façon à leur découverte […]. »
Or, s’il faut en croire les professeurs Even et Debré, il semble bien qu’assez souvent « évaluer les médicaments » ne puisse consister, pour les universitaires, que dans ce fait admirable d’être mis en situation de réévaluer, tout d’abord, leur propre rémunération. Comme le révèlent nos bretteurs de première :
« Sur 40 présidents et vice-présidents, médecins et pharmacologues des conseils, comités, commissions et groupes d’experts de l’AFSSAPS [Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé], 9 sont au-dessus de tout soupçon, mais 31 ont de 1 à 48 et en moyenne 9 contrats personnels de « consultance » avec l’industrie et, dans 15% des cas, ils ont reçu des actions des firmes pharmaceutiques, ces avantages variant de 5 000 à 600 000 € (nous ne parlons pas là des contrats de recherche parfaitement justifiés liés à la nécessaire collaboration des universitaires avec l’industrie dans le domaine de la recherche biologique et des essais cliniques). »
Comme on le voit aussitôt, en mode capitaliste de production, la va-leur d’usage (ici, celle du médicament) n’est que seconde par rapport à la valeur d’échange telle qu’elle est commandée par sa forme centralisée : le capital. C’est d’abord le prix du médicament, multiplié par les quantités vendues, qui compte : ce prix n’est viable que pour autant que le médicament a été accepté par les autorités sanitaires ; de même la fixation du prix est le résultat de tractations entre les spécialistes du CEPS (principalement contrôlé par le ministère de l’Economie et des Finances) et les industriels qui ont « inventé » la substance et qui la produisent pour ensuite la commercialiser.
Dans cet univers barbare où c’est le retour sur investissement (garant du maintien de la santé financière de l’entreprise, si ce n’est même de sa survie) qui est le juge suprême, la valeur d’usage – quand bien même elle tournerait à la catastrophe dont il est assez clair qu’en France particulièrement elle ne peut entraîner que de bien pauvres dommages et intérêts – est d’abord et avant tout un phénomène de bonne réputation…
Cette réputation s’obtient, de façon primordiale et cruciale, dans l’étape qui conduit à l’obtention de l’Autorisation de mise sur le marché. Or, en lui-même, tout capital investi représente une projection vers l’avenir des résultats d’un travail humain antérieur parfois considérable, de résultats donc qui, s’ils ont échappé à celles et à ceux qui les ont véritablement produits, n’en sont pas moins un trésor qui ne saurait être galvaudé.
Mesuré par une comptabilité « capitaliste », cette masse de valeur d’échange extorquée s’engage dans le circuit du médicament pour le meilleur et pour le pire, et c’est d’abord une question d’intégration réussie dans le système du marché : qu’il soit autorisé à y exercer ses talents pour un prix satisfaisant et avec le meilleur taux de remboursement possible, et voilà que le médicament va permettre à ses promoteurs de surmonter leurs frayeurs principales – quoi qu’il en soit, plus tard, de la vraie qualité thérapeutique de sa valeur d’usage, et de l’effet placebo qui y ajoutera, longtemps peut-être, ses facéties, tout au long du circuit qui va de l’industriel au patient et à sa famille, en passant par l’ensemble du corps médical, les leaders d’opinion, la presse spécialisée, etc… .
Qu’on se rassure, cela se paie. Les observateurs situés à proximité de la grande et belle porte de l’Autorisation de mise sur le marché, s’ils usent des privilèges que leur concède la valeur d’échange capitalisée, sont si peu critiquables, que celles et ceux qui paraissent d’abord s’étouffer de devoir constater leur détestable « vénalité », n’offrent ensuite que de les soumettre à plus de transparence. Et c’est, semble-t-il, la position de MM. Even et Debré.
Tant il est vrai que le poisson rouge est certainement bien plus beau dans une eau à peine un peu moins vaseuse…
Michel J. Cuny