Défendant le principe de la gratuité scolaire, Jules Ferry déclare à la Chambre des députés le 13 juillet 1880 :
« […] il importe à une société comme la nôtre, à la France d’aujourd’hui, de mêler, sur les bancs de l’école, les enfants qui se trouveront, un peu plus tard, mêlés sous le drapeau de la patrie. »
Jules Ferry (1832-1893)
Mais, comme cela a été souligné plus haut, dans toute cette affaire, le patriotisme n’est qu’un alibi qui dissimule la défense de l’ordre établi. C’est bien ce que traduit l’article « Devoir » du Dictionnaire de pédagogie. Si en effet…
« le plus grand service à rendre aux enfants, aux familles et au pays, c’est de préparer une génération qui saura un jour faire son devoir »,
on n’ignore pas ceci :
« Il importe moins d’appeler fréquemment l’attention des enfants sur les traits héroïques de l’histoire, que de leur montrer les exemples du devoir journalier correctement rempli […]. »
L’article « Morale », reprenant l’exposé qui accompagnait les programmes du 29 juillet 1882, répète que pour l’instituteur
« […] la tâche se borne à accumuler dans l’esprit et dans le coeur de l’enfant qu’il entreprend de façonner à la vie morale assez de beaux exemples, assez de bonnes impressions, assez de saines idées, d’habitudes salutaires et de nobles aspirations pour que cet enfant emporte de l’école, avec son petit patrimoine de connaissances élémentaires, un trésor plus précieux encore : une conscience droite. »
Le Journal pédagogique du Pas-de-Calais publie, le 9 janvier 1883, une analyse des conseils prodigués par l’inspecteur d’académie, Beurier :
« Que de suggestions, que de sophismes auxquels sont exposés les ouvriers et qui peuvent leur faire croire que l’homme n’a que des besoins à satisfaire, des droits à revendiquer et aucun devoir à remplir […]. Il faut aussi mettre nos enfants, fils d’ouvriers, en garde contre les théories égalitaires qui hantent souvent les ateliers. Elles font grand bruit et la question de la propriété reste l’une des plus complexes et des plus discutées […] Respect de la personne, respect de la propriété, respect de la loi, tels sont les trois grands principes qu’il faut graver en caractères ineffaçables dans la conscience et le coeur de nos élèves. »
Sur la question ouvrière mais aussi paysanne, le Dictionnaire de pédagogie est tout aussi explicite. A l’article « Famille », on peut lire :
« Une chose non moins certaine, c’est que la fonction éducatrice de l’instituteur reste l’une des plus hautes qui puisse tenter l’ambition d’un homme. Si en effet l’on considère qu’il a surtout affaire au peuple, aux classes rurales et ouvrières, on verra qu’il doit à la fois civiliser et moraliser. Cette rude argile qu’on lui met entre les mains pour en faire un homme, il n’a pas seulement à en faire un homme, il n’a pas seulement à l’animer de l’étincelle de l’esprit : il faut qu’avec un art patient et prolongé il s’applique à en adoucir les angles et les aspérités, et à l’approprier au commerce social. »
La suite de l’article admet que la famille est première
« […] pour imprimer aux enfants les qualités et vertus cardinales, sur lesquelles se fondent toutes les autres : le sens pratique d’abord, c’est-à-dire le sens des réalités et des nécessités de la vie, avec la simplicité des habitudes ; ensuite, la patience à souffrir, le travail obscur poursuivi à outrance, l’économie infatigable ».
Or c’est ici que la notion de patrie prend sa véritable efficacité. En effet, les « dettes » envers le pays donnent au devoir professionnel, de l’instituteur d’abord, un
« […] caractère particulièrement obligatoire et impérieux ».
Ferdinand Buisson tenait beaucoup à cette conception, extensible à tous les petits, et qu’il retrouvera avec plaisir chez Sabatier dans le numéro du Temps du 2 août 1898 :
« Pour bien faire son devoir au poste qui lui est assigné, le plus humble a besoin de savoir qu’en le faisant il est en concordance avec l’ordre universel et y collabore. »
Oui, l’ordre bourgeois « universel »… pour autant que les travailleuses et travailleurs s’y plient et y mettent – jusque dans le sacrifice suprême d’eux et de leurs enfants – toute l’âme qu’on leur a instillée en connaissance de cause…
Michel J. Cuny
(Ce texte est extrait de l’ouvrage de Michel J. Cuny – Françoise Petitdemange « Le feu sous la cendre – Enquête sur les silences obtenus par l’enseignement et la psychiatrie » – Editions Paroles Vives 1986, qui est accessible ici.)
A reblogué ceci sur josephhokayem.
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