L’ouvrier ne devra en aucun cas savoir qu’il est lui-même la richesse. Mais il ne suffira pas de dissimuler cette vérité par le silence ou même par une vague instruction « religieuse ». Il faudra abrutir l’ouvrier par le travail, de telle sorte qu’en dehors du temps passé à la manufacture il ne lui reste plus que celui de dormir. Ou bien, ce qui est une autre façon de poursuivre le même objectif : il faudra à tout prix éviter de lui donner plus d’argent que n’en exige la simple survie. Ainsi Mayet indiquait dans son Mémoire sur les manufactures de Lyon que :
« Pour assurer et maintenir la prospérité de nos manufactures, il est nécessaire que l’ouvrier ne s’enrichisse jamais, qu’il n’ait précisément que ce qu’il lui faut pour se bien nourrir et se bien vêtir. […] A mesure que l’ouvrier s’enrichit, il devient difficile sur le choix et le salaire du travail. […] Si la nécessité cesse de contraindre l’ouvrier à recevoir de l’occupation, quelque salaire qu’on lui offre, s’il parvient à se dégager de cette espèce de servitude, si ses profits excèdent ses besoins au point qu’il puisse subsister quelque temps sans le secours de ses mains, il emploiera ce temps à former une ligue. »
Mais d’autres voix se feront entendre. C’est qu’il ne s’agit pas non plus de tuer la poule aux oeufs d’or, en descendant au-dessous du minimum vital. Dans son Essai sur l’établissement des hôpitaux dans les grandes villes, daté de 1787, C. P. Copeau prévient :
« Si toute jouissance sociale est fondée sur un travail préliminaire, il est dès lors indispensable, pour l’intérêt de la classe jouissante, de veiller à la conservation de la classe laborieuse. »
On peut même pousser la bonté d’âme jusqu’à ne pas réprimer trop brutalement les accès de colère de l’animal qu’on plume. Le même auteur ajoute :
« C’est un besoin sans doute de prévenir le désordre et les malheurs où l’excès de la misère peut entraîner la classe la plus nombreuse de la société. C’en est un de veiller à la conservation de cette immense et précieuse pépinière de sujets destinés à labourer nos champs, à voiturer nos denrées, à peupler nos manufactures et nos ateliers. »
Mais rien ne vaut le cir lancé en 1781 par Jacques-Jean-Pierre Brissot de Warville, futur chef et théoricien des Girondins :
« Il y aura toujours des riches, il doit donc y avoir des pauvres. Dans les Etats bien gouvernés, ces derniers travaillent et vivent ; dans les autres, ils se revêtent des haillons de la mendicité et rongent insensiblement l’Etat sous le manteau de la fainéantise. Ayons des pauvres, et jamais des mendiants. Voilà le but où doit tendre en bonne administration. »
(Au vingt-et-unième siècle… encore ?)
Les jeunes pousses
Sous couleur de faire dans la charité et la bienfaisance, on installera les nouvelles mécaniques là où se trouve la main-d’oeuvre la moins coûteuse et la plus digne de sollicitude : dans les hôpitaux et les orphelinats.
Voilà par exemple un marchand-fabricant de Marmande qui adresse à Necker, le 6 février 1789, un « Mémoire » dans lequel il certifie que c’est pour les arracher aux horreurs de la misère et à l’oisiveté qu’en 1785 il a installé dans sa ville une filature de coton employant des enfants de sept à quinze ans qui, d’ailleurs, lui ont été fournis par l’hôpital de la ville. Et bien sûr, les aristocrates eux aussi sont de la partie : voici le maréchal de Noailles-Mouchez qui reçoit des hôpitaux de Paris les orphelines indispensables au bon fonctionnement de sa manufacture près d’Arpajon. Plus perfide encore, cette Dame Demazières qui soumet en 1791, au maire de Paris, un projet d’établissement d’une manufacture devant employer des fillettes de cinq à douze ans dans la charitable intention de leur assurer une éducation chrétienne !
Michel J. Cuny
(Ce texte est extrait de l’ouvrage de Michel J. Cuny – Françoise Petitdemange « Le feu sous la cendre – Enquête sur les silences obtenus par l’enseignement et la psychiatrie » – Editions Paroles Vives 1986, qui est accessible ici.)