La vraie question tient en quelques chiffres : en 1840, un homme gagne en moyenne 2 francs par jour, un femme 1 franc, un adolescente de 13 à 16 ans 0,75 franc, un enfant de 8 à 12 ans 0,45 franc. La scène se passe à un moment où le chômage est en pleine croissance, c’est-à-dire alors que la main-d’oeuvre adulte est parfaitement disponible.
Le droit, c’est donc celui d’obtenir la marchandise humaine au meilleur prix. C’est ce qu’a bien compris le savant Gay-Lussac qui déclare roidement :
« Je persiste à croire que le fabricant qui n’a autre chose à faire, dans la question, qu’à acheter la main-d’oeuvre ; qui, quand elle est achetée, n’a qu’à en disposer loyalement en bon père de famille, doit être maître chez lui […]. »
L’expression « en bon père de famille » tombe décidément à pic. Et sur ce chapitre, le rapporteur de Louis-Philippe aurait à en rajouter : il a conscience, lui, de…
« l’utilité morale qui résulte pour les enfants de la possibilité d’être admis dans les manufactures à un âge assez jeune ».
Il ne mâche d’ailleurs pas ses mots :
« Nous ne voulons pas qu’ils vivent jusqu’à dix ans sans avoir contracté l’habitude salutaire du travail. »
Mais c’est le ministre du Commerce qui va décrocher le pompon :
« L’admission des enfants dans les fabriques dès l’âge de huit ans est pour les parents un moyen de surveillance, pour les enfants un commencement d’apprentissage, pour la famille une ressource. »
Il aurait pu ajouter : Et pour nous une bonne affaire, surtout si les parents sont au chômage, parce que leurs enfants sont là pour les remplacer au moindre prix.
Le mot de la fin revient à un industriel, le très flegmatique Themistocle Lestiboudois :
« Je pense donc, et telle sera ma conclusion, que la société doit chercher à améliorer la sort des travailleurs, mais qu’elle ne peut bouleverser la situation qui leur est faite. »
Et vogue la galère…
Le 21 mars 1841, la loi est promulguée : elle interdit le travail des enfants au-dessous de huit ans, limite à huit heures entre huit et douze ans, à douze heures entre douze et seize ans. Mais elle ne s’applique qu’aux entreprises, peu nombreuses à l’époque, qui emploient plus de vingt ouvriers. Et, sécurité supplémentaire, les inspecteurs d’Etat chargés d’en contrôler l’application… n’existent pas.
Vingt ans plus tard, c’est-à-dire à la veille de la Commune de Paris, une enquête révélera qu’au moins cent mille enfants au-dessous de huit ans se trouvent employés dans les manufactures françaises : la bourgeoisie de 1841 n’avait pas plaisanté.
Michel J. Cuny
(Ce texte est extrait de l’ouvrage de Michel J. Cuny – Françoise Petitdemange « Le feu sous la cendre – Enquête sur les silences obtenus par l’enseignement et la psychiatrie » – Editions Paroles Vives 1986, qui est accessible ici.)