Parmi les éléments qui permettent de comprendre pourquoi Charles de Gaulle a démissionné de la présidence du Gouvernement provisoire le 20 janvier 1946, il y a donc cette note remise la veille par Michel Debré.
Elle annonçait la survenue inévitable et très proche d’une crise répartie en cinq rubriques : une crise de ravitaillement, une crise financière, une crise administrative, une crise économique, une crise sociale.
La suite du propos de Michel Debré ne permet pas de faire la moindre erreur quant à la raison qui rendait la situation véritablement cruciale pour De Gaulle. Voyons cela :
« À la réflexion, le problème est le suivant : le Gouvernement est fragile et il n’est pas cohérent. Il n’y a pas une politique. Cette fragilité est accrue par l’incertitude des institutions. Plus exactement, on ne peut pas envisager sans crainte, avant l’installation d’institutions normales, un gouvernement cohérent autre qu’un gouvernement dictatorial. » (Jean-Louis Debré, page 409)
De quelle dictature devait-il s’agir ? De Gaulle avait-il les moyens de cette dictature-là ?
Je dois rappeler que cette lettre de Michel Debré à Charles de Gaulle datée du 19 janvier 1946 n’a été donnée dans son entièreté que vingt-huit ans plus tard (1974) grâce à la publication par l’un des fils de Michel Debré – Jean-Louis – de son ouvrage : Les idées constitutionnelles du général de Gaulle.
Le nœud du moment, celui qui s’était dénoué très vite cinq ans plus tôt devant Philippe Pétain – et grâce à la victoire militaire allemande, mais aussi grâce à l’emprisonnement, dès la fin de 1939, des députés communistes -, concernait le contrôle du pouvoir constituant… Pétain se l’était vu remettre en mains propres sous la forme des pleins pouvoirs en matière constitutionnelle. À l’inverse, De Gaulle avait en face de lui une Assemblée nationale constituante tout juste élue au suffrage universel direct féminin et masculin : ce qui se faisait de mieux. C’est dire qu’il n’avait réellement aucun pouvoir sur ce qui allait sortir des travaux de cette Assemblée, sauf à tenter de l’entraver d’une manière ou d’une autre. Sauf peut-être aussi à la chasser, comme Bonaparte l’avait fait en son temps avec le Conseil des Cinq-Cents.
Très directement, dès ce 19 janvier 1946, Michel Debré met le marché dans les mains de Charles de Gaulle :
« Deux hypothèses peuvent être envisagées : La première consiste à hâter la discussion constitutionnelle, la seconde à laisser faire. » (pages 408-409)
Ensuite, il développe la première option. C’est la dictature ou quelque chose qui y ressemble :
« Mais cette solution se heurte à de graves objections : le Président du Gouvernement sera accusé de dictature à la fois parce qu’il voudra hâter une discussion et qu’il proposera des dispositions raisonnables. Dans l’atmosphère actuelle des partis, et même, dans une certaine mesure, de l’opinion, cette prise de position risque de provoquer une crise gouvernementale immédiate et profonde. » (page 409)
Sinon…
« Une seconde solution peut être envisagée : le Gouvernement laisse se dérouler les discussions constitutionnelles, son Président se borne à faire connaître, avec fermeté mais discrétion, sa doctrine personnelle et son opposition à certaines mesures envisagées. Ceci fait, on va, entre mai et juillet, vers le référendum. » (page 409)
C’est, comme nous le savons maintenant, cette dernière solution qui, contre l’avis de Michel Debré qui s’en plaindra longtemps, sera choisie par De Gaulle. Or, son conseiller en avait parfaitement défini les conséquences probables :
« Cette solution a des inconvénients : la discussion constitutionnelle ne se déroulera pas dans une atmosphère calme, ni dans un pays tranquille. Les crises dont il a été parlé plus haut risquent d’être très sensibles. Le Gouvernement usera sa force à résoudre des difficultés fréquemment renaissantes. Les oppositions politiques seront violentes et le déchaînement des passions risque de troubler le débat… Quel sera, dans ces conditions, le résultat du referendum ? » (page 409)
Nous ne savons pas ce que masquent les points de suspension laissés ici, semble-t-il, par la transcription de Jean-Louis Debré. Mais d’autres documents nous aideront à nous en faire une idée.
Quant à Michel Debré, il n’hésitait pas à affirmer sa préférence pour ce qu’il a d’abord appelé un « gouvernement dictatorial » :
« Personnellement, je crois qu’il convient d’agir. Je suis hanté par la nocivité de la constitution telle qu’elle est préparée par la commission, telle sans doute que l’assemblée l’adoptera. » (page 409)
Effectivement, l’Assemblée constituante allait proposer un texte centré sur l’Assemblée unique… qui, lors du référendum de ratification, rassemblerait contre elle les partis de droite et la démocratie chrétienne, tandis que le parti socialiste allait susciter un certain flottement parmi ses partisans.
Par 53 % contre 47 %, le premier projet de constitution était repoussé par le suffrage universel. La manœuvre conduite par Jules Jeanneney avait donc parfaitement réussi. Seul un avorton de constitution serait désormais admissible après l’élection d’une seconde Assemblée constituante… Ce serait celui que l’histoire connaît sous le nom de Quatrième République, un régime miné, de bout en bout, par les diverses crises déjà mises en exergue par Michel Debré, plus la guerre gaullienne, puis socialiste, d’Indochine, et l’autre guerre, tout aussi gaullienne puis socialiste, d’Algérie…
Boitant, boitillant, tout cela déboucherait sur le coup d’État de mai 1958 : chef-d’œuvre d’un certain Michel Debré.
Michel J. Cuny
(Ce texte est tiré de l’ouvrage électronique « Pour en finir avec la Cinquième République – Histoire de l’étouffement du suffrage universel » que j’ai publié il y a quelques mois et que l’on pourra trouver ici.
Une réflexion sur “1946 : De Gaulle s’en allait-il vraiment ?”