Nous avions pris connaissance de la lettre adressée à Londres depuis les Etats-Unis par Pierre Cot, le 28 juillet 1941, à son ami le journaliste Louis Lévy.
De quoi De Gaulle est-il le nom?
Or, le 13 septembre 1941, Pierre Cot allait rédiger un texte qu’il remettrait à René Pleven, l’envoyé spécial de De Gaulle aux États-Unis. Ce document avait très vite atteint le chef de la France Libre qui y avait déposé quelques annotations de sa main. Cela se passait donc un mois environ avant que Jean Moulin n’arrive dans son bureau… un Jean Moulin dont il ne pouvait pas ignorer qu’il avait été longtemps, à la fois, le chef de cabinet et l’homme le plus proche du ministre de l’Air du Front populaire…
Voici un premier extrait de la lettre de Pierre Cot :
« Dans la proportion de huit à dix, les représentants officiels du général de Gaulle appartiennent à des fractions très réactionnaires. S’il a fait l’éloge de Paul Reynaud, le général n’a pas dit un mot des leaders démocratiques emprisonnés tels que Mandel ou Léon Blum. L’assassinat de Marx Dormoy et les sabotages organisés par les militants ouvriers n’ont pas davantage suscité de commentaires. » (Éric Roussel, Charles de Gaulle, Gallimard 2002, page 240)
Pierre Cot poursuit :
« S’il voulait former un gouvernement, avoir des représentants diplomatiques, exercer un pouvoir politique, le général de Gaulle devrait modifier la nature de son mouvement. Le problème politique est de savoir comment, en respectant les institutions politiques françaises, c’est-à-dire la souveraineté du peuple et le pouvoir du Parlement, il serait possible de former un gouvernement provisoire en exil. » (Idem, page 241)
Plus ou moins hors de lui, De Gaulle rétorque :
« Non, cela serait vrai en 1936 ou 1939 mais ce n’est plus vrai aujourd’hui. Le Parlement a abdiqué. » (Idem, page 241)
Il s’agit donc de définir un régime dans lequel le Parlement n’est plus porteur de la souveraineté du peuple…
Pierre Cot revient à son idée d’un gouvernement provisoire en exil :
« Un tel gouvernement serait jugé sur sa doctrine politique et sur la compétence politique d’hommes qui le composeraient, sous la présidence du général de Gaulle. La question de la compétence est plus difficile étant donné le tout petit nombre d’hommes politiques se trouvant en exil. » (Idem, page 242)
Et de Gaulle d’insister sur son mépris pour les personnalités issues de l’élection par le peuple…
« Ne pas confondre homme politique et ancien parlementaire. » (Idem, page 242)
Comment désigne-t-on ces hommes politiques-là ? Or, tandis que Pierre Cot précise qu’en établissant son gouvernement provisoire, De Gaulle ne peut que s’entourer démocratiquement d’hommes suffisamment représentatifs de la majorité politique qui mène en France la lutte contre Hitler, celui-ci affirme :
« Je m’entoure d’hommes représentatifs de la majorité nationale qui lutte contre l’envahisseur. À aucun prix je ne referai le Parlement de 1939, lequel d’ailleurs a abdiqué. »
Il n’y a donc, ici, aucune place pour la démocratie, c’est-à-dire pour le respect de la majorité politique (dont Pierre Cot et André Labarthe) qui lutte en France et à l’extérieur contre le nazisme et tout ce qui s’y rallie. Et parmi la majorité, il faut encore mettre hors d’état de nuire des personnages comme l’amiral Muselier et le commandant Moret… dont De Gaulle ne veut pas non plus entendre parler.
Mais lorsque Pierre Cot évoque la création d’un Conseil politique, ce qui serait, un peu plus d’un an plus tard, l’intitulé premier attribué par Jean Moulin au futur C.N.R. (Conseil politique de la Résistance), le général explose carrément :
« Quelle rigolade ! Qui donc a l’audience de la Résistance nationale ? Il faut réaliser l’union de toutes les forces nationales. » (Idem, page 242)
Certes, disposer de la BBC pour son usage personnel est un réel avantage !…
Mais ici encore, l’Histoire parle, puisque l’intitulé formé par Jean Moulin, Conseil politique de la Résistance, d’abord réduit à Conseil de la Résistance, n’est devenu Conseil national de la Résistance (adjectif typiquement gaulliste) qu’après la mort de Jean Moulin, c’est-à-dire lorsque la vague du gaullisme a pu enfin déferler sans plus guère de contrainte à travers tout un pays complètement berné sur les enjeux réels d’une pareille pantalonnade.
Comme Pierre Cot remarque que l’Accord du 7 août 1940 signé entre Churchill et De Gaulle ne permet pas à ce dernier, reconnu seulement comme constituant une force militaire de volontaires, de se placer sur le plan politique, il se voit aussitôt corrigé par un…
« Si, mais ma politique est le rassemblement national. »
qu’il rend plus explicite lorsque, pour répondre à l’étonnement de Pierre Cot soulignant que la devise « Liberté, égalité, fraternité » avait disparu des papiers officiels de la France Libre, il affirme :
« La République a abdiqué. » (Idem, page 242)
C’est à quoi va remédier, pour une quinzaine d’années au moins (1943-1958), la dynamique portée par le Conseil de la Résistance de Jean Moulin (et de Pierre Cot), car, dans l’immédiat de 1941, voici le monarque qui se dessine pour la France de la Libération, à travers l’ordonnance du 24 septembre 1941 portant création du Comité National (qui n’a à voir, lui, avec le Conseil voulu par Pierre Cot et Jean Moulin)… c’est tout simplement De Gaulle.
Michel J. Cuny
(L’essentiel de cet article est tiré d’un ouvrage non encore publié : Michel J. Cuny, « Jean Moulin démasque De Gaulle et les socialistes ».)