Dans un discours prononcé à Moscou le 26 juin 1938, Maxime Litvinov, commissaire du Peuple aux Affaires étrangères d’Union soviétique, qui avait participé précédemment, avec Pierre Cot, à la mise en place du traité franco-soviétique d’assistance mutuelle (finalement signé le 2 mai 1935) qui, dans son prolongement le plus important, réunissait les deux pays dans la protection des frontières de la Tchécoslovaquie, tirait les leçons de l’Anschluss de l’Autriche par l’Allemagne hitlérienne (12 mars 1938) :
« Après l’Anschluss, l’Allemagne menace maintenant la Tchécoslovaquie et tente à nouveau de créer son fameux mitteleuropa. Ainsi, apparaît de nouveau le cauchemar de l’hégémonie militaire et économique de l’Allemagne. » (Bulletin du 28 juin 1938, page 2, colonne 2)
Cauchemar auquel l’alliance militaire indirecte entre l’U.R.S.S. et la France était censée porter remède… Encore cette menace pesant sur la Tchécoslovaquie n’était-elle, pour Maxime Litvinov, qu’une nouvelle mesure préliminaire :
« L’Allemagne rêve publiquement d’étendre sa politique d’agression illimitée à l’Ukraine et même à l’Oural. Nous ne voulons pas que la terre soviétique soit l’objet, ne fût-ce que de tels rêves. » (Idem, page 2, colonne 3)
Il semble que pour d’autres… au contraire…
Eh bien oui, dans ce cas, pourquoi donc la France aurait-elle dû respecter les engagements pris auprès de la Tchécoslovaquie ?…. Rien que pour conserver le contrôle de la firme Skoda ? Au contraire, n’était-ce pas là le prix à payer pour voir disparaître l’Union soviétique sous la botte nazie ?…
D’ailleurs, le petit tour qu’Adolf Hitler se promettait, depuis l’époque de Mein Kampf, d’effectuer en France afin d’anéantir définitivement l’influence de celle-ci en Europe, et d’étouffer dans le sang tout ce qui s’y disait communiste ou plus ou moins lié au Front populaire, ne serait-il pas finalement salutaire pour les classes supérieures directement impliquées dans un impérialisme français tourné vers l’Asie et l’Afrique que le Chancelier allemand paraissait ne pas vraiment vouloir remettre en cause, à moins qu’il ne l’offrît carrément à une France de second rang – ainsi qu’Otto von Bismarck l’avait fait une cinquantaine d’années plus tôt pour donner du grain à moudre à la bourgeoisie française si fortement secouée par la défaite de 1870, la perte de l’Alsace-Lorraine et la Commune de Paris (1871) ?…
C’est ici qu’il faut dire et redire la formule tellement chérie par les classes dirigeantes françaises qui l’avaient trouvée, dès 1871, sous la plume de celui qu’on surnommerait plus tard « le burgrave de la République », Ernest Renan (1823-1892) :
« Si la Prusse réussit à échapper à la démocratie socialiste, il est possible qu’elle fournisse pendant une ou deux générations une protection à la liberté et à la propriété. Sans nul doute, les classes menacées par le socialisme feraient taire leurs antipathies patriotiques, le jour où elles ne pourraient plus tenir tête au flot montant, et où quelque État fort prendrait pour mission de maintenir l’ordre social européen. » (Ernest Renan, La réforme intellectuelle et morale, et autres écrits, Albatros 1982, page 79)
Les documents officiels français de 1938 comportent-ils un certain reflet de ce possible « état d’âme » ? Ne serait-ce pas une bonne façon de situer la catastrophe militaire de 1940 que d’aller voir si, par hasard, elle n’aurait pas été minutieusement préparée, et de façon particulièrement opiniâtre ?…
Reprenons tout d’abord les conditions dans lesquelles l’Anschluss (le rattachement) de l’Autriche avait été réalisé, en citant le message adressé, depuis Vienne, le 12 mars 1938, par M. Puaux, Ministre de France, à M. Yvon Delbos, Ministre des Affaires étrangères :
« Les troupes allemandes sont entrées ce matin à Bregenz, Innsbrück, Kufstein, Braunau et Salzbourg. Dans cette dernière ville, les autorités allemandes ont fait garder à vue le Prince Évêque, le Gouverneur et diverses personnalités catholiques. Soixante-dix avions ont débarqué sur l’aérodrome d’Aspern, à Vienne, un bataillon de la Wehrmacht. Des officiers de la Wehrmacht, des S.A. et des S.S. étaient arrivés à Vienne au cours de la nuit. Les escadrilles allemandes évoluent au-dessus de la ville. » (Documents diplomatiques 1938-1939, Imprimerie Nationale 1939, page 2) (lien)
Quoi de plus simple ?…
Quant aux conséquences, c’est Adolf Hitler lui-même qui en dresse le catalogue dans sa proclamation du 6 septembre 1938 devant le Congrès du parti national-socialiste à Nuremberg :
« Je me présente devant vous, mes vieux camarades, non pas avec un pacte, mais avec les sept nouveaux districts allemands de mon propre pays natal. C’est la Grande Allemagne qui, en ces jours, apparaît pour la première fois à Nuremberg. Si les insignes de l’ancien Empire sont revenus maintenant dans cette vieille cité allemande, ils y ont été apportés et accompagnés par six millions et demi d’Allemands qui se joignent ici aujourd’hui par la pensée à toutes les autres femmes et à tous les autres hommes de notre peuple. » (Bulletin du 9 septembre 1938, page 5, colonne 2)
Pour si peu d’efforts, un tel résultat !… Pourquoi donc s’arrêter en si bon chemin si, en face, rien ne bouge ?… Musclons-nous un peu… On ne sait jamais… Ainsi, depuis 1936, l’Allemagne avait-elle mis en œuvre un plan de quatre ans… Un plan d’armement, dont le grand patron était un certain Goering que nous voyons intervenir le 10 septembre dans le cadre du même Congrès de Nuremberg :
« Afin d’assurer la défense nationale, j’ai été obligé de promulguer une ordonnance qui par elle-même n’a pas été facile à décider. Lorsqu’il s’est agi, mes compatriotes travailleurs, d’assurer la sécurité du Reich, lorsqu’il s’est agi de construire à l’ouest une barrière infranchissable, je n’ai pas hésité. J’ai introduit le travail obligatoire et les ouvriers m’ont suivi avec joie et bonne volonté. Des centaines de milliers d’ouvriers ont été retirés de leurs usines. Pourquoi ? Parce qu’ils ont été employés à des travaux politiquement nécessaires. » (Bulletin du 14 septembre 1938, page 2, colonne 3)
C’est-à-dire : à la construction de la ligne Siegfried qui devait servir de pendant à la ligne Maginot… Et le Maréchal feint de croire que tout le monde met décidément la main à la pâte !…
« Cette activité générale du travail a naturellement aussi des conséquences pour la durée du travail. Il est parfois nécessaire de travailler temporairement dix heures et davantage et je puis vous assurer, travailleurs, que cela ne se produit pas seulement chez vous. Si autrefois, dans les ministères et les bureaux une aimable somnolence régnait et si, au milieu d’un mot, on posait son porte-plume à six heures sonnant, cela est passé aujourd’hui. À minuit encore, vous pouvez voir éclairées les fenêtres des administrations centrales du Reich. À minuit encore, le gouvernement du Reich travaille et crée, pour garantir les conditions d’existence du peuple. » (Idem, page 3, colonne 3)
Redisons bien que cela est repris dans un Bulletin publié très confidentiellement par le ministère français des Affaires étrangères qui se trouve en charge de la diplomatie et tout particulièrement des traités signés par la France… avec l’Union soviétique ou avec qui on voudra. Cependant qu’à Nuremberg, le maréchal Goering tient décidément le crachoir :
« C’est ici qu’intervient visiblement le plan de quatre ans. Deux ans seulement ont passé, on a construit usine sur usine, et les premières sont déjà en plein rendement, et de même que les navires sont lancés l’un après l’autre, de même que les usines se mettent à fonctionner l’une après l’autre, de même la production elle aussi s’accroîtra. » (Idem, page 6, colonne 2)
Plus précisément… au cas où il serait encore possible d’en douter :
« Il s’y ajoute une industrie gigantesque des armements, qui a été de plus développée et accrue. Fabriques d’avions et de moteurs existent chez nous en grand nombre, et nous assurent une grande capacité de production. Canons et mitrailleuses sont livrés en quantités suffisantes, les navires sont lancés selon le programme prévu. Là aussi, quant aux armements, il a été fait tout ce qui pouvait se faire. Nous avons même sur ce point une chance particulière, c’est que nous avons pris le départ les premiers, et que par suite nous avons sur les autres une avance de plusieurs encolures. » (Idem, page 6, colonne 3)
Tout cela ne pourrait-il décidément concerner que la petite Tchécoslovaquie ?… et pas aussi, un peu, ce qu’il y a derrière elle ?…
Michel J. Cuny
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