D’une certaine façon, le caractère ancien (1988), et massif, de la croissance des échanges commerciaux entre l’Allemagne et les dix PECO qui ont intégré l’Union européenne en 2004, pourrait laisser place à un grand étonnement, d’autant qu’il se vérifie tout autant du côté des exportations que de celui des importations, et même si Julie Lécuyer a bien souligné dès le début de son analyse les besoins de l’Allemagne en matières premières et en énergie qui pouvaient trouver à compenser sa puissance exportatrice bien connue en produits industriels, machines-outils, etc.
Serait-ce qu’en exportant ces dernières dans les PECO, elle n’aurait pas hésité à s’inventer, chez eux, de futurs concurrents, tombant ainsi dans le piège que la France n’avait surtout pas voulu s’inventer en Afrique dès les lendemains de la Seconde Guerre mondiale ?… Pas vraiment. Mais, alors, de quoi pouvait-il s’agir ?
Reprenons les propos précis du très beau mémoire de maîtrise que nous suivons ici…
« La structure des échanges fait ressortir le principal trait distinctif de la stratégie allemande dans les PECO par rapport aux autres pays soit, l’importance de la sous-traitance de façonnage donnant lieu à des échanges de trafic de perfectionnement passif (TPP). » (Idem, page 104)
« Sous-traitance de façonnage » : nous sentons qu’il y a là une sorte d’aller-retour… un faisceau croisé d’exportations et d’importations qui réunit deux pays désormais solidaires au-delà de ce que qui pourrait n’être qu’un échange portant sur des objets dont il importe peu de savoir ce que l’avenir en fera… Il y a la commande précise d’un travail dont le produit va devoir revenir dans une chaîne de production de plus haut niveau encore… induisant une sorte de conscience d’équipe… Ce que jamais la France n’aura voulu tenter de réaliser avec son hinterland africain et même nord-africain (s’il faut utiliser ce langage allemand)…
Laissons à Julie Lécuyer la possibilité d’aller un peu plus au fond des choses :
« Cette opération consiste pour une entreprise à confier à une autre le soin d’exécuter pour elle une partie des actes de production et de services, en lui fournissant les matériaux et les pièces nécessaires à l’élaboration du produit final qu’elle réimporte ensuite, tout en conservant tout au long de ce processus, la responsabilité économique finale. » (Idem, page 104)
Mieux… Voici une nouvelle note de bas de page qui éclairera le sens de ces derniers mots :
« L’avantage principal de cette technique de transformation de produits semi-finis entrant en admission temporaire en vue de les exporter après transformation est ce que l’on appelle le tarif de perfectionnement passif. Il s’agit d’une clause tarifaire du régime douanier européen, la franchise de la TVA, ainsi que l’exonération des droits de douane lorsque le délai entre l’importation et la réexportation est inférieur à 90 jours, consistant à ne taxer les produits importés après exportations préalables de composants que sur la valeur ajoutée (taxation différentielle). » (Idem, note du bas de la page 104)
Notons l’engagement des temps… à respecter… Ce qui vient s’ajouter aux qualités nécessaires d’une production sous surveillance… étrangère… d’un pays qui est, tout simplement, une référence mondiale, pour ne pas dire – en la matière – « la » référence mondiale !…
Or, de même qu’il peut y avoir un recul – changement d’un sous-traitant qui n’a pas su honorer ses engagements, et passage à un concurrent du même pays ou d’un pays étranger lui-même membre des PECO -, nous découvrons, grâce à Julie Lécuyer, qu’il est en quelque sorte possible d’aller de l’avant dans l’intégration à l’économie allemande :
« La sous-traitance apparaît comme une forme d’activité transfrontalière intermédiaire entre l’exportation qui utilise les marchés extérieurs (external markets) et l’investissement direct qui utilise les marchés intérieurs (internal markets). Généralement donc, les flux d’ échanges avec les PECO sous le régime de TPP se replient au profit des IDE et des importations de produits intermédiaires. » (Idem, pages 104-105)
Dans ce cas, l’Allemagne investit directement dans le pays concerné, et pas seulement pour y voir passer les trains… Mais pas non plus pour s’y inventer des concurrents ou pour inventer des concurrents à sa propre main-d’œuvre… qualifiée, celle qu’elle a toujours protégée au maximum de ses possibilités, ainsi que cela aura été également le cas du régime nazi lui-même…
Voici donc comment l’Allemagne s’organise dans le champ clos de sa propre façon de concevoir la « division internationale du travail » pour autant qu’elle aura concerné les dix premiers PECO à rejoindre l’Europe (2004) :
« La tendance générale de son développement s’effectue dans des branches d’activité de faible technologie et à forte intensité de travail, plus particulièrement dans des secteurs intensifs en main-d ‘œuvre non qualifiée tels que l’habillement, le cuir, la chaussure, mais aussi le matériel électrique et l’automobile. » (Idem, page 105)
Si la sous-traitance – dont nous voyons à quel point elle est intégrée dans la politique économique menée par l’Allemagne du côté des PECO – est assez fréquemment le sentier qui mène à l’investissement direct (IDE) sur le sol de cet étranger proche qu’elle a appris à connaître dans tous les détails de ses diverses façons de travailler et de respecter ses engagements, il nous faut apprendre à mieux connaître cette modalité déterminante de la conquête économique d’un pays.
D’où l’intérêt particulier, pour nous, de bien regarder les détails qui s’inscrivent dans cette note du bas de la page 107 :
« Selon la définition commune du FMI, de l’OCDE, de la CNUCED et d’Eurostat. nous entendons par investissement direct étranger : « l’investissement qu’une entité résidente d’une économie (l’investisseur direct) effectue dans le but d’acquérir un intérêt durable dans une entreprise localisée dans une autre économie (l’entreprise d’investissement direct). Par intérêt durable on entend qu’il existe une relation à long terme entre l’investisseur direct et l’entreprise et que l’investisseur exerce une influence significative sur la gestion de l’entreprise … ». »
Quant aux modalités permettant d’atteindre le but visé, il paraît qu’elles sont diverses :
« Il peut s’agir d’un achat direct. d’une création d’entreprise, de détention d’au moins 10% d’actions ordinaires (ce chiffre est arbitraire. il s’agit cependant d’ une norme que la plupart des pays suit) ou des droits de vote ou l’équivalent pour les sociétés non dotées de la personnalité morale dans une société existante. » (Idem, note du bas de la page 107)
Il paraît aussi que tout ceci peut s’insérer à merveille dans l’économie des PECO… Voyons pour quelles raisons…
« L’IDE dans les PECO constitue autant un vecteur de transition qu’un enjeu économique pour les entreprises européennes et est la principale source de financement des déficits extérieurs et même du déficit courant des PECO. » (pages 107-108)
Si c’est un enjeu pour les anciens membres de l’Union européenne…, nous voyons que l’Allemagne ne peut pas s’y trouver particulièrement mal à l’aise… tandis que, justement, les déficits extérieurs des PECO ont de très fortes chances de dépendre de ses propres capacités exportatrices… Que le déficit courant – c’est-à-dire la part du déséquilibre entre les recettes et les dépenses des États concernés – puisse trouver un remède plus ou moins habituel dans des IDE d’origine principalement… allemande, voilà qui laisse à penser que la perception, par les populations concernées, du poids politique indirect dont l’Allemagne dispose en ce qui concerne leur vie quotidienne ne peut en aucun cas être sous-estimée…
C’est dans cette même ligne qu’il faut considérer l’argument suivant présenté par Julie Lécuyer :
« La capacité d’ attraction d’IDE des PECO est ainsi garante de la réussite de leur processus de libéralisation et réciproquement, le processus de libéralisation et de transformation est une condition importante à leur capacité à attirer des IDE. C’est pourquoi, les IDE se sont accrus rapidement depuis les années 90 dans les PECO et sont devenus de loin, la plus grande composante de leurs apports de capital net. » (Idem, page 108)
Ainsi, avant même que nous n’en apprenions davantage sur la part réservée à l’Allemagne seule, nous pouvons constater que c’est bien l’ancienne puissance étatique (soviétique) qui se fait dépouiller, par elle, de l’un de ses principaux attributs de souveraineté d’autrefois, ce qui permet ici, à Julie Lécuyer de refermer ici une boucle qu’elle avait ouverte un peu plus haut :
« Cette montée subite de l’IDE est due en grande partie aux fusions-acquisitions, reflétant la privatisation étendue des capitaux d’États propriétaires, comme nous l’avons auparavant expliqué. » (Idem, page 108)
Michel J. Cuny
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