Il semble que la France ait d’abord cru que l’absorption de l’ex-Allemagne de l’Est par l’économie de l’ancienne Allemagne fédérale prendrait beaucoup de temps, et qu’elle suffirait à la peine de ce dernier pays… Quant aux ex-pays de l’Est, rien ne disait qu’ils seraient vraiment prenables… dans la totalité de leurs aspects…
L’Histoire paraît avoir démontré que c’était tout le contraire… Ainsi, tandis que le reste de l’Union européenne ne regardait cela que de très loin, la nouvelle Allemagne réunie installait son propre schéma de vie dans les pays de l’Europe centrale et orientale (PECO), de sorte que, désormais, plus personne n’imagine qu’elle puisse s’en laisser déloger…
Pour tenter de comprendre en quoi aura consisté ce processus qui a réussi à bouleverser, en quelques années, la physionomie de l’Europe sans crier gare, nous allons suivre le fil que nous propose Julie Lécuyer. Elle nous indique d’abord de quel instrument disposait l’Allemagne fédérale pour se tourner vers les PECO :
« La doctrine économique libérale et plus spécifiquement ordolibérale, fut le credo initial des reconstructeurs de l’économie allemande, sérieusement endommagée après 1945. » (Idem, page 83)
Nous retombons donc bien sur ce qui nous a conduit(e)s vers ce mémoire de maîtrise intitulé L’influence de l’Allemagne dans l’intégration des pays d’Europe centrale et orientale au sein de l’Union européenne. Il s’agissait de cerner le contenu doctrinal de l’ordolibéralisme et de l’économie sociale de marché, ce dernier terme apparaissant dans le discours prononcé le 16 septembre 2020 devant le Parlement européen par Ursula von der Leyen pour nous indiquer une part essentielle, selon elle, de notre héritage en nos qualités d’Européennes et d’Européens…
Remontons tout d’abord aux lendemains de 1945 :
« Les alliés, pour des raisons compréhensibles, avaient alors imposé des mesures dirigistes qui permirent de contrôler et d’assainir une situation économique et financière difficile. » (Idem, page 83)
Au même moment, la France s’installait d’elle-même dans un système fortement soumis au contrôle de l’État – et ce d’autant plus que, pendant un temps, le projet de plan d’inspiration soviétique mis au point par Pierre Mendès France resterait en discussion jusqu’à ce qu’il devînt clair qu’il ne serait jamais appliqué…
Dans l’Allemagne fédérale d’après la mise en place de la Loi fondamentale (1949), l’hésitation n’avait plus lieu d’être… C’est ce que nous rappelle Julie Lécuyer :
« Alors que la plupart des pays se convertissait à 1’économie dirigée, l’Allemagne s’est tournée vers le libéralisme, plus précisément l’ordolibéralisme. » (Idem, page 83)
Si nous synthétisons les éléments – d’ailleurs parfaitement compatibles – de l’ordolibéralisme et de l’économie sociale de marché, nous débouchons sur ceci, que nous commençons à bien connaître :
« Les composantes essentielles de cette économie sont regroupées en cinq ordres : l’ordre de la propriété, autant de nature privée que des moyens de production ; l’ordre monétaire et financier, c’est-à-dire le maintien de la stabilité monétaire et le contrôle des prix ; l’ordre de la concurrence, mais pas une concurrence sauvage livrée aux monopoles et aux oligopoles. » (Idem, pages 84-85)
Ensuite, nous voyons arriver ce qui se trouve couvert par ce curieux adjectif installé dans la formule : « économie sociale de marché »… et dont nous savons, selon les dires de l’ancien nazi Alfred Müller-Armack, que cela ne doit surtout pas coûter trop cher… soit…
« L’ordre social, qui intègre autant la sécurité de l’emploi, le maintien du niveau des salaires, des pensions et de l’épargne de toutes les autres composantes de la sécurité sociale ; et finalement, l’ordre de l’entreprise, qui comprend à la fois l’organisation des conventions collectives selon le principe de l’autonomie de ces négociations en fonction du système de la cogestion ou de la codétermination dans les conseils des entreprises, mais aussi le système dual de formation afin d’assurer l’emploi des jeunes. » (Idem, page 85)
Entre l’Allemagne des lendemains de la Seconde Guerre mondiale et les PECO d’après l’implosion de l’Union soviétique, la différence était-elle suffisamment importante pour ce que ce qui avait si bien réussi avec la première ne puisse pas atteindre des résultats satisfaisants avec la seconde ?
Prenons ce que Julie Lécuyer nous dit de l’Allemagne :
« Tout d’abord, le potentiel économique était beaucoup moins touché par la guerre qu’on ne peut le penser. » (Idem, page 85)
De ce point de vue, les PECO présentaient une économie très marquée par un dirigisme d’État qui n’avait guère pesé, ainsi que nous l’avons vu, sur la République fédérale d’Allemagne, et qui avait été assez rapidement chassé du panorama de l’ex-RDA, sitôt la réunification en cours…
« Ensuite, le facteur humain fut essentiel à la reprise : énergie, travail, discipline et endurance furent donc les leitmotivs du peuple allemand. » (Idem, page 85)
Rien de tout cela ne manquait dans les ex-pays de l’Europe centrale et orientale… On pourrait même ajouter : bien au contraire !… Et voilà qui ne pouvait qu’enchanter les Occidentaux…
Et c’est ici qu’apparaît, au-delà des infrastructures et de la main-d’œuvre, la question « capitale » du capital… Julie Lécuyer nous fournit un excellent échantillonnage :
« Quant aux aides extérieures, elles furent à la fois rapides et considérables. Elles parvinrent d’abord des États-Unis selon le Plan Marshall (GARIOA et ERP), de l’UE, des paiements et des exemptions au libre-échange accordées par I’OECE, puis de l’Accord de Londres sur les dettes (1953) qui réduisit des deux tiers les créances sur les emprunts d’avant-guerre et les crédits d’après-guerre et enfin, la relative faiblesse des dépenses militaires, ainsi que l’absence d’aide aux pays en voie de développement jusqu’en 1958-1959, aidèrent puissamment les finances allemandes. » (Idem, page 85)
Encore n’était-ce pas tout…
« En plus de ces quatre facteurs extérieurs, l’application de la Sozialemarktwirtschaft [économie sociale de marché] connut à partir de 1951 une grande réussite, aidée par le début de la guerre de Corée qui modifia largement les données de l’économie mondiale au profit de la RFA. » (Idem, page 85)
…une guerre de Corée qui permettait de réinscrire l’Allemagne – pour ses fabrications d’armes – dans un contexte où le pire était donc bien vite revenu…
Au-delà de quoi, et puis du « miracle allemand » ultérieur, et de cette intégration économique de la RDA dûment réussie selon les critères de l’économie libérale mâtinée du contrôle d’un État fort, il paraît que l’appréciation de Julie Lécuyer s’impose sans réplique possible :
« En 1989, le modèle allemand était l’option la plus chérie par les PECO. » (Idem, page 86)
Nous allons voir ce qu’auront été les modalités d’application d’un impérialisme économique occupé à faire du sur-mesure…
Michel J. Cuny
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