Pour souligner l’importance du rôle que peut remplir actuellement Ursula von der Leyen en tant qu’elle est la présidente de la Commission européenne, il nous suffira de citer ce qu’écrivait Julie Lécuyer dans son mémoire de maîtrise en date de 2007 :
« Tenter d’exercer une certaine influence sur les travaux de la Commission relève d’un choix stratégique, car c’est elle qui détient en général le monopole de l’initiative normative dans tous les domaines d’activité. » (Idem, page 33)
Que la présidence de la Commission puisse être, dans ce cas précis, occupée par une personne de nationalité allemande, c’est également quelque chose qui doit retenir notre attention sitôt que nous songeons à ceci que nous indique le même document :
« L’Allemagne, ayant la population la plus populeuse de l’UE, dispose d’un nombre élevé de députés et peut ainsi influencer certaines décisions, comme cela a été lorsqu’elle a imposé à son partenaire français que l’UE devait être élargie rapidement. » (Idem, page 34)
Ce qui s’est très vite traduit de la façon suivante :
« Dès que la ratification du Traité de Maastricht en 1992 eut été confirmée par suite de référendums, la question de l’intégration de quatre nouveaux pays avait été présentée : Autriche, Finlande, Norvège et Suède. Trois de ceux-ci devinrent membres en 1995. C’est l’Allemagne qui avait imposé sa volonté à ce moment, comme elle l’a aussi fait dans le cas du dernier élargissement aux PECO en 2004. » (Idem, page 34)
Curieusement, si Ursula von der Leyen a été élue présidente de la Commission européenne en juillet 2019, elle était née en 1958 à Bruxelles, l’année même de la désignation, à la tête de la Commission exécutive de la Communauté économique européenne, de son tout premier président, Walter Hallstein, qui était un Allemand, tout comme elle et qui resterait à ce poste jusqu’en 1967, tandis qu’ensuite, et jusqu’en 2019, jamais plus aucune personne de cette même nationalité ne rejoindrait cette fonction.
Faut-il y voir un signe ?… Ce qui est troublant, c’est que ce personnage aura eu un rôle très important dans la définition de la politique étrangère de la République fédérale allemande dès après la mise en place de la Loi fondamentale de 1949. Il a en effet lié son nom à ce qui est désormais connu comme ayant été la « doctrine Hallstein »…
Voici ce que Julie Lécuyer nous en dit :
« Cette doctrine, tirant son nom du ministre des Affaires étrangères de la RFA [République fédérale allemande, ou encore : Allemagne de l’Ouest] à partir de 1951, Walter Hallstein, fut mise sur pied en 1955 et faisait de la RFA la seule représentante légitime du peuple allemand sur la scène internationale, car la seule librement élue. Cette doctrine d’Alleinvertretungsrecht (droit de représentation exclusive) décrétait que toute reconnaissance par un État de la RDA [République démocratique allemande, ou encore : Allemagne de l’Est] devait entraîner, de la part de la RFA, la rupture des relations diplomatiques avec cet État, ainsi que l’interruption de toute coopération économique. » (Idem, page 46)
Il semble que le véritable inventeur de cette « doctrine » aura été un certain Wilhelm Grewe, directeur des affaires politiques au ministère allemand des Affaires étrangères dont il est désormais possible de prendre connaissance de l’argumentation qu’il aura développée à l’occasion d’une interview radiophonique donnée le 11 décembre 1955, et publiée par le Bureau de presse et d’information du gouvernement fédéral deux jours plus tard, ce qui lui donne un caractère parfaitement officiel… Par ce lien, on pourra en atteindre la version allemande originale.
Il est important de souligner que Walter Hallstein, dont le nom se trouvait immédiatement associé à la doctrine dont nous allons prendre connaissance à travers ce que son véritable auteur en aura dit, a occupé pendant sept ans (1958-1967) le poste désormais détenu par Ursula von der Leyen à la tête de l’exécutif européen…
Nous entrons immédiatement dans le vif du sujet en évoquant les débats nés d‘une nouvelle aggravation des relations Est-Ouest et des différentes avancées du bloc de l’Est et surtout de la « RDA [République démocratique d’Allemagne] » après la deuxième conférence de Genève.
« Question : Est-il exact que lors de cette conférence des ambassadeurs, la politique du gouvernement fédéral a été définie comme étant de rompre les relations diplomatiques avec tout État qui reconnaîtrait, par exemple, Pankow ? » (lien cité, traduction DeepL)
Pankow, un quartier de Berlin, était le lieu de résidence du président de la République démocratique d’Allemagne. Pour ne pas avoir à évoquer le gouvernement de ce pays, dont la République fédérale d’Allemagne ne voulait, à aucun prix, reconnaître l’existence, on s’était saisi de cet intitulé… Imagine-t-on que, tandis que du côté des alliés franco-anglo-américains, on devait se contenter d’un gouvernement allemand installé à Bonn, il ait fallu admettre de dire « Berlin » pour évoquer le lieu d’installation du gouvernement allemand entré dans la zone d’influence de l’Union soviétique. C’eût été lui reconnaître une souveraineté au moins terminologique sur l’Allemagne entière…
Alors, cette doctrine Hallstein ?… Regardons ce que nous dit la réponse de Wilhelm Grewe, son véritable auteur :
« Il est clair – et nous l’avons fait savoir suffisamment souvent – que l’intensification des relations avec Pankow est perçue par nous comme un acte inamical. » (Idem)
Comment cela ? Certains pays n’auraient-ils pas hésité à nouer des relations avec l’autre Allemagne, l’Allemagne du diable !!!… Voyons la suite de la réponse :
« On peut réagir aux actes inamicaux d’autres États par diverses mesures graduées, on peut soit rappeler son ambassadeur à des fins de rapport dans un premier temps, soit réduire encore une telle mission. En bref, il existe toute une série de mesures qui peuvent être prises avant la rupture des relations diplomatiques. » (Idem)
Mais, de grâce, que nul ne tente de se tourner vers ces Allemands de l’Est !… En effet…
« …ce qui est clair, c’est que toute cette question est effectivement une question extrêmement sérieuse pour nous et qu’au moment où se pose le problème de la double représentation de l’Allemagne auprès des États tiers, nous ne pouvons probablement pas nous empêcher d’en tirer des conséquences très graves. » (Idem)
Or, ce n’est pas seulement Berlin-Pankow qui est censé être ostracisé par la République fédérale allemande… Ce sont aussi tous ces pays dont nous voyons que, trois quarts de siècle plus tard, l’Europe allemande aura réussi à se les mettre dans la poche…
« Question : Maintenant, bien sûr, quelqu’un pourrait objecter : Pourquoi n’établissez-vous pas de relations diplomatiques avec la Pologne, la CSR [République socialiste de Tchécoslovaquie] ou les États d’Europe du Sud-Est, après tout vous avez noué de telles relations avec Moscou ? » (Idem)
« Réponse : Si nous acceptons à Moscou le fait qu’à l’avenir il y aura un ambassadeur du régime de Pankow en plus de notre ambassadeur, c’est uniquement parce que l’Union soviétique occupe une position très spéciale dans ses relations avec nous. Elle est l’une des quatre anciennes puissances occupantes. Elle est l’une des quatre puissances qui ont provoqué la division de l’Allemagne en la divisant en zones d’occupation militaire et qui, par conséquent, seule en travaillant ensemble, peut restaurer l’unité de l’Allemagne. » (Idem)
La suite nous montre, alors, que, pour l’Allemagne fédérale, la clef de la réunification du pays se trouve à Moscou, et nulle part ailleurs…
« Si nous avons établi des relations avec Moscou, même si de telles relations existent avec la RDA, ce n’est qu’à la condition, qui a également été exprimée dans l’échange de notes avec Moscou, que ces relations diplomatiques soient un moyen de surmonter la division et de restaurer l’unité de l’Allemagne. » (Idem)
Historiquement, c’est bien cet élément fondamental dans la doctrine Hallstein qui aura débouché sur la réunification allemande… Soudainement – mais pour des raisons qu’il connaissait très bien -, c’est Gorbatchev qui aura tout lâché à Helmut Kohl, et pour un plat de lentilles dont il attend encore qu’on le lui serve… Quant aux autres protagonistes de ce que l’Allemagne fédérale pouvait considérer comme le glacis oriental, elle ne pouvait les tenir que pour quantité à peu près négligeable :
« Mais les relations diplomatiques avec la Pologne, la Hongrie, la Roumanie et d’autres États communistes ne peuvent nous aider à atteindre cet objectif. C’est la grande différence. » (Idem)
Ce qui serait moins vrai une soixantaine d’années plus tard…
Michel J. Cuny
L’article suivant est ici.
Pour revenir au début de cette série d’articles, c’est ici.