Nous avons vu que, même du point de vue des apôtres de l’ « économie sociale de marché », celle-ci ne peut empêcher que certaines parties de la population connaissent parfois des moments difficiles, et peut-être même très difficiles… D’où la « deuxième étape » dont Ludwig Erhard, ministre de l’Économie de la République fédérale d’Allemagne, aura indiqué qu’elle correspondait à la mise en œuvre de la formule « la propriété pour chacun ».
La « deuxième étape » passe d’abord par l’émission d’un discours rassurant… C’est l’ancien nazi Alfred Müller-Armack qui, selon les auteurs du document de la Fondation Konrad Adenauer, aura travaillé à sa mise en forme sous un intitulé que, sans doute, il réservait aux initiés… Il appelait cela : « la formule irénique », l’adjectif pouvant être rendu par : « tout en douceur »… S’agissant de réconcilier le capital et le travail, l’affaire n’était pas mince…
Mais, sous ce bel emballage, les auteurs que nous suivons ici nous indiquent ce qui était visé :
« On peut en déduire qu’en promouvant et en expliquant constamment l’économie sociale de marché – de préférence dans un cadre institutionnel et non contraignant – on arriverait à convaincre ceux qui doutent et s’opposent, de l’économie sociale de marché et de ses valeurs génératrices de prospérité et de liberté pour finalement les réconcilier avec ce concept. » (Idem, page 11)
Mieux : puisqu’il ne s’agit que d’arrondir les angles, cela peut passer par l’utilisation d’une sorte de pommade dont on essayera de faire payer le prix au travail, en recourant au chantage du donnant-donnant. N’est-ce pas le sens de ce qui suit ?
« Cette réconciliation offrirait également une plate-forme pour s’entretenir sur les contenus et l’étendue des objectifs socio-politiques de la société formée. » (Idem, page 11)
Mais, alors que nous passons sous un gros titre qui nous montre, malgré lui, le caractère un peu incertain de la démarche en question (« D’après Müller-Armack l’économie sociale de marché comprise dans le sens indiqué ci-dessus, peut mettre un terme au conflit qui oppose, depuis la Révolution industrielle, le capital au travail »), ce document tout de même très officiel ne peut manquer de manifester une réticence qui lui fait honneur :
« Même si une économie sociale de marché bien comprise contribue par elle-même à une certaine équilibration sociale, il est incontestablement vrai qu’une société industrielle pluraliste et anonyme a besoin de structures sociales de soutien capables de réduire les tensions sociales. » (Idem, page 11)
D’où la présence nécessaire de quelques bouées de sauvetage…
« A titre d’exemple, on pourrait nommer : une couverture sociale suffisante, une protection efficace contre les accidents sur le lieu de travail, une certaine protection contre les licenciements, la protection de la maternité, ainsi que des mesures de soutien moyennant des bourses, des allocations de logement et de l’aide sociale. » (Idem, page 11)
Nous voyons qu’il s’agit, par ces mesures, de maintenir la main-d’œuvre en bon état, tout en lui garantissant les moyens de se donner une progéniture apte au travail qualifié.
Passons à un autre aspect de la « formule irénique » mise au point par Alfred Müller-Armack :
« A cela s’ajoute l’autonomie collective garantie dans la constitution et la cogestion au sein des entreprises. » (Idem, page 11)
Pour nous qui n’avons pas oublié la fréquentation assidue, par l’auteur, de la Charte du travail de Benito Mussolini (1927), il paraît y avoir ici quelque chose qui aurait tendance à nous rappeler le système corporatif… Mais ce ne serait d’abord qu’un procès d’intention. Que la phrase suivante nous met en situation de ne tout de même pas ravaler trop vite…
« …pour que ces mesures puissent être appliquées, il faut un ordre social démocratique basé sur un État de droit. » (Idem, page 11)
En effet, nous sommes là avec des gens qui, quelques pages plus haut, ont qualifié le régime national-socialiste de « dictature de droit »…
Or, à ce moment-là, arrive un titre qui ajoute à notre inquiétude :
« La difficile relation entre la liberté et la sécurité »
Cela signifierait-il que, pour avoir droit à la sécurité prônée par la « formule irénique », le travail devrait renoncer à une partie de sa liberté ?… En tout cas, cette « sécurité », c’est du dur, nous confirme-t-on :
« Dans le sens de la « réconciliation entre le capital et le travail » et d’une politique sociale formée, il existe un certain nombre d’objectifs en termes de politique sociale qui font partie – même si le terme a été quelque peu oublié – de la société formée et qui ont guidé les gouvernements allemands du passé. » (Idem, page 11)
Serait-ce que l’avenir pourrait déroger à ce joli critère de la « formule irénique » ? Pas sûr… Toutefois…
« En même temps, Il existe toujours un certain risque de consacrer trop de moyens au « social » et de demander une contribution trop importante à l’économie. » (Idem, page 11)
Ce qui veut dire… aux entreprises… qui y perdront donc en liberté !… C’est là tout le problème. Nous revoici dans l’opposition entre le capital et le travail… Trop de sécurité pour le travail veut dire : moins de liberté pour l’entreprise… qui ne peut, en aucune façon, se refuser à exploiter le travail… Elle en mourrait, et dans un délai parfois assez bref… qui ne serait pas non plus une bonne opération pour la main-d’œuvre qu’elle emploie… D’où l’intervention précoce de l’auteur de la « formule irénique »…
« Dès 1960, Müller-Armack déplorait l’installation progressive d’une politique sociale trop exigeante. » (Idem, page 11)
Et dans la marge, nous découvrons un portrait de l’ancien nazi de service sous lequel se répète, entre guillemets, la phrase désormais fatidique :
« En même temps, il existe toujours un certain risque de consacrer trop de moyens au « social » et de demander une contribution trop importante à l’économie. »
Quant aux auteurs de la Fondation Konrad Adenauer, ils ne se font pas faute de nous parler un peu de… l’avenir :
« L’économie sociale de marché sait que face à la mondialisation, le compromis entre la « liberté », d’un côté, et « l’égalité » ou la « justice » fondée sur la solidarité, de l’autre, est constamment à renégocier.» (Idem, page 11)
Oui, oui, nous avons déjà vu cela : pour faire avaler à la main-d’œuvre les reculs qu’on exige d’elle en lui passant telle ou telle pommade…
Mais ils enfoncent le clou, les bougres !…
« A ce propos, il peut être utile de garder à l’esprit les exhortations d’Alexis de Tocqueville qui disait que dans la lutte entre la sécurité et la liberté, c’est toujours la sécurité qui l’emporte, ainsi que celles de Benjamin Franklin : « Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre, et finit par perdre les deux ». » (Idem, page 11)
Sécurité du travail… contre liberté d’entreprendre du capital… et pour vous calmer : vous reprendrez bien un peu de cette bonne sauce fasciste…
Michel J. Cuny
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