Le social comme structuration des inégalités dont le mode capitaliste de production a un impérieux besoin, c’est un peu raide à avaler, mais n’est-ce pas ainsi qu’il faut tirer la leçon de la description qu’Antoine Prost faisait en 1996 de la protection sociale à la française?
Lisons-le attentivement :
« Le système français présente quatre caractères. D’abord, c’est un système général, qui couvre l’ensemble de la population et l’ensemble des risques. »
Pour qui connaît les réticences de tout ce qui n’appartenait pas à la classe ouvrière du temps de la Libération en face de l’éventualité de mettre en oeuvre une Sécurité sociale à tendance universelle, cette première constatation vaut déjà son pesant d’or.
Mais le second caractère est, par lui-même, plus qu’un début d’explication :
« C’est ensuite un système inégalitaire ; certes, il atténue les inégalités en assurant un certain nombre de transferts sociaux, mais il les respecte doublement : par des cotisations proportionnelles aux revenus et non pas uniformes, par des prestations elles aussi en grande partie proportionnelles aux revenus. »
Ne serait-il, pour autant, qu’un relatif « stabilisateur » des inégalités ? Non, c’est bien plus fort… Car, à sa façon, le système de protection sociale est aussi un bâtisseur d’inégalités qu’il est en mesure de stabiliser, celles-ci aussi :
« Le maintien des avantages distinctifs à l’intérieur du système de protection sociale a d’ailleurs constitué historiquement en France un enjeu important à la fois dans la mise en place de ce système et dans l’autodéfinition des groupes sociaux : les cadres, les artisans, les professions libérales ne seraient pas exactement ce qu’ils sont aujourd’hui s’ils ne s’étaient définis comme tels dans les conflits plus ou moins feutrés qui ont entouré la définition des différents régimes de sécurité sociale. »
Or, ce sont ces mêmes démarcations qui organisent le schéma général d’administration de la protection sociale. D’où le troisième caractère souligné par Antoine Prost :
« C’est un système multiple et diversifié qui comporte une pluralité de caisses, une pluralité de régimes, reproduisant ainsi jusqu’à un certain point les clivages sociaux. »
Quant au quatrième caractère retenu par le même auteur, il est comme la signature du pacte de non-agression qui a présidé à l’instauration de la Sécurité sociale après la Seconde guerre mondiale en organisant une collaboration qui aura fait long feu entre les salaires ouvriers et le capitalisme convalescent :
« C’est un système financé pour l’essentiel par les salaires et qui a tiré de ce mode de financement même un mode de gestion particulier qui est paritaire : on ne comprendrait pas la gestion des caisses de sécurité sociale par les partenaires sociaux si on ne considérait pas les prestations de sécurité sociale comme un salaire indirect.«
Direct ou indirect, ce salaire, en tant qu’il était encore et toujours un salaire ouvrier, ne pouvait qu’être le prix de l’exploitation des uns par les autres… jusqu’à ce que le capital finisse même par penser qu’il n’avait plus vraiment besoin de ce sang-là. C’est l’histoire de la fin du vingtième siècle et du début du suivant.
Qui est tout le contraire de cette faim de travail qui, à la Libération, aura conduit le patronat français à se pencher avec un maximum de délicatesse vers la « poule aux oeufs d’or » pourvu seulement qu’elle consente à ne plus tourner ses regards vers Moscou…
Dans ce contexte-là, qu’était-ce donc que le Conseil National de la Résistance dont le programme daté du 15 mars 1944 annonçait, au titre des « réformes indispensables » « sur le plan social » :
« un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État. » ?
Le Conseil National de la Résistance ?… mais c’est tout simplement un souverain qui a été victime d’un crime politique…
Michel J. Cuny