Le moment n’est certes pas venu de lâcher la main de messieurs Even et Debré. Nous allons effectivement nous avancer un peu dans ces catacombes que creuse le capitalisme triomphant, au cœur même de la médecine du quotidien… et il vaut mieux ne pas glisser sur la fange qui s’y trouve répandue.
Nous voici donc partis à la recherche – non pas fondamentale, dont nous savons que l’invasion par les intérêts du privé la tue à petit feu -, mais de la matière première qui, par-delà la maladie, préoccupe le capital : le patient lui-même en tant qu’il est un corps mis à la merci de la rotation du médica-ment (mesurée par la durée des brevets qui font, de celui-ci, un privilégié d’un bout à l’autre de la planète, s’il veut), mais, aussi et d’abord, à la merci de l’expérimentation tous azimuts, qui finit bientôt par s’assimiler à la façon dont Ferrari monte et démonte, du détail au détail, sa dernière Formule 1.
Malheureusement, pour les premiers essais qu’on fera de telle ou telle molécule, les corps ne se laissent tout de même pas attraper facilement. Aussi, une fois que l’industrie les tient, il importe qu’elle puisse, à peu près, en faire ce qu’elle veut, puisqu’il est désormais très clair que l’effet placebo peut se nicher un peu n’importe où… Par ailleurs, comme nous le savons également, cette chasse à courre est de plus en plus coûteuse, tout en étant de moins en moins heureuse dans ses longs galops qu’en France il plaît de moins en moins à la Sécurité sociale de financer.
Souvenons-nous ; nous avions laissé les professeurs Even et Debré sur cette phrase :
« L’industrie « achète » des patients volontaires aux médecins. »
Lisons maintenant ce qui vient un peu plus bas : (page 92)
« […] situation très aggravée depuis que l’industrie s’écarte des hôpitaux universitaires aux comités d’éthique trop pointilleux à ses yeux, pour recruter à travers des sociétés de recrutement privées, peu exigeantes sur la qualité, dites CRO (Contract Resarch Organization). »
Nous avons ici quitté la situation strictement française, pour aborder les pratiques des multinationales du médicament un peu partout où ça leur chante de chanter, et c’est sans doute aux États-Unis que leur chant est le plus délicieux à entendre, ce qui n’est certes pas une raison de ne pas le faire entendre ailleurs. Allons-y avec MM. Even et Debré qui s’appuient ici, en partie, sur les travaux d’un médecin américain, madame Marcia Angell : (pages 92-93)
« Le nombre des essais est renversant, plus de 100 000/an dans le monde, et tous ne sont pas enregistrés, malgré l’obligation légale de le faire. Plus de 2 millions d’Américains y sont inclus chaque année. Le marché mondial des essais est de 45 G€ [mais oui ! 45 milliards d’euros…], sous-traité à 50% aux CRO [de droit privé, comme nous le savons maintenant]. »
On le comprend immédiatement : aux États-Unis, l’effet placebo n’a qu’à bien se tenir !…
Mais, comme il est en même temps un effet de caractère éminemment culturel, il convient d’aller le pourchasser dans la proximité des patients les plus divers par leur situation géographique, mais les mieux cernés grâce à la puissance de feu des multinationales qui pourraient d’ailleurs ne plus savoir où donner de l’essai clinique tant le matériau est large et diversifié, et… pratiquement sans défense. Et c’est pourquoi, comme le soulignent Philippe Even et Bernard Debré : (page 93)
« Les essais se font de plus en plus en Asie, en Amérique du Sud, en Europe de l’Est et les grandes CRO sont américaines (Covance, Quintiles, PPD, Parexel) ou… irlandaise (Icon). Icon emploie ainsi 8 000 personnes (300 en France), avec un CA de 1 milliard. »
Autre facétie induite par les diktats de la valeur d’échange centralisée sous sa forme impériale, le capital :
« Extorsion de « consentements informés » aux malades qu’elle informe incomplètement sur les chances et les risques des traitements protocolisés auxquels ils se prêtent. » (page 93)
Mais aussi :
« Critères d’efficacité (« endpoints ») non pertinents, privilégiant le mesurable au signifiant, simples marqueurs de l’action de la molécule, mais qui ne démontrent en rien son utilité clinique (« surrogate markers »). »
Ici, nous pouvons marquer un temps d’arrêt, pour laisser notre réflexion faire son petit travail d’intégration en prêtant une oreille vraiment attentive à ce qu’affirment Philippe Even et Bernard Debré : (page 93)
« Ce point est essentiel. L’important n’est pas de mesurer une chute de 30% du cholestérol, mais de montrer une réduction des complications cardiaques. L’important n’est pas de mesurer une réduction du volume tumoral ou une diminution des biomarkers ou un allongement de la survie sans symptômes, du « free symptoms survival » (mais qui définit et évalue les symptômes ?). Ce qui devrait seul compter, c’est l’allongement total de la vie (overall survival). »
Ce qui reviendrait à vouloir que la valeur d’échange consente à plier son rôle aux seuls intérêts de la valeur d’usage de nos vies, et ce serait, bien sûr, la condamner à mort en tant que puissance, ce que MM. Even et Debré ne veulent surtout pas, comme nous le savons.
Michel J. Cuny