par Christine Cuny
Lors de la séance parlementaire du 28 juillet 1885 consacrée à la discussion d’un projet de crédits extraordinaires destinés à financer une expédition à Madagascar où la France tente d’imposer son protectorat, Jules Ferry expose, en tant qu’il est le porte-parole de cette nouvelle politique de conquête coloniale, les considérations qui justifient celle-ci, en particulier, « au point de vue de ce besoin de plus en plus impérieusement senti par les populations industrielles de l’Europe et particulièrement de notre riche et laborieux pays de France, le besoin de débouchés. »
Jules Ferry ne mâche pas ses mots, n’hésitant pas à brandir devant les représentants de la nation le spectre d’une catastrophe prochaine si la France ne réagit pas face à ce fait terrible…
« qu’à côté d’elle l’Allemagne se couvre de barrières, parce que au-delà de l’océan les États-Unis d’Amérique sont devenus protectionnistes et protectionnistes à outrance ; parce que non seulement ces grands marchés, je ne dis pas se ferment, mais se rétrécissent, deviennent de plus en plus difficiles à atteindre par nos produits industriels parce que ces grands États commencent à verser sur nos propres marchés des produits qu’on n’y voyait pas autrefois. »
La caractéristique essentielle du Capital étant, comme le rappelle Marx, d’…
« outrepasser toute proportion, puisqu’il recherche un surtravail démesuré, une productivité illimitée, une consommation immodérée »,
il doit arriver et il arrive effectivement, que le magique « laissez-faire, laissez-passer », prenne un caractère redoutable, en ce qu’il finit par se retourner contre ceux-là mêmes qui n’ont de cesse de le revendiquer.
Dans ces conditions, tout traité de commerce, même rempli des meilleures intentions, ne pourra aller contre ce fait, souligné par Lénine, que…
« le capital gagne à la banqueroute du capitaliste concurrent et de la nation concurrente, en se concentrant encore davantage ; aussi, plus est exacerbée et « serrée » la concurrence économique, c’est-à-dire la poussée économique vers la faillite, et plus forte est la tendance des capitalistes à y joindre la poussée militaire pour hâter la banqueroute du rival.»
De fait, observant dès 1911 les préparatifs militaires de grande envergure engagés de part et d’autre par l’Angleterre et l’Allemagne, Francis Delaisi notait que…
« ce n’est pas une guerre d’annexion et de conquête que l’on veut faire, [mais] une guerre commerciale. C’est pourquoi on va en revenir aux vieux procédés des corsaires et du blocus continental. Que veut l’Angleterre ? Ruiner l’industrie allemande. Pour cela, un bon moyen : la priver [par le blocage des transports par mer] des matières premières et lui fermer ses débouchés. »
Jusqu’au moment où il ne resterait plus d’autre solution « pour hâter la banqueroute du rival » que de mobiliser des milliers de braves petits soldats prêts au sacrifice pour défendre la grande cause nationale … Mais quelle peut être en réalité la nature de cette cause, dans un pays dont l’économie tout entière repose sur le mode de production capitaliste, autrement dit, sur la propriété privée des moyens de production et d’échange ? Défendre la cause nationale, ne serait-ce pas, dans ce cadre précis, défendre la cause de la bourgeoisie elle-même ?
Ouvrons le Bulletin n° 1 du Comité de l’Afrique française, publié en janvier 1891 : nous y apprenons que ce Comité, constitué un an plus tôt, est né sous l’impulsion d’…
« un certain nombre de personnes animées d’un zèle patriotique » qui « ont été amenées à prendre l’initiative de l’envoi de diverses missions dans le centre de l’Afrique. » Et l’auteur d’ajouter que…
« ces mêmes personnes ont cru nécessaire de donner un caractère permanent à leur action africaine. »
Nous découvrons en outre, avec un certain étonnement, que ces personnes…
« ont organisé à leurs frais l’expédition Paul Crampel, dont le but est d’explorer la région comprise entre le Congo et le lac Tchad et d’y conclure des traités.»
Qu’est-ce à dire ?… Comme pour couper court à toute remarque embarrassante, le rédacteur du Bulletin s’empresse de mettre aussitôt les choses au point :
« Il va sans dire, écrit-il, que le but du Comité, constitué dans une pensée purement patriotique, en dehors de tous les partis, est absolument désintéressé et étranger à toute préoccupation d’affaires. »
Vraiment ?… Voyons de plus près qui l’on pouvait trouver parmi les membres si « désintéressés » de ce Comité :
Le prince d’Arenberg, directeur du Journal des Débats, député
Aynard, banquier, député de Lyon
Crouan, vice-président de la Chambre de commerce de Nantes
Le général Derrecagaix, chef du service géographique au ministère de la Guerre
Le général-marquis de Galliffet (qui s’illustra par sa brutalité et sa cruauté au moment de la Commune de Paris)
Siegfried, négociant du Havre, député
Permezel, vice-président de la Chambre de commerce de Lyon
Autant de cadres de l’armée, de députés, de banquiers, de négociants, d’industriels, mais aussi de membres du prestigieux Institut de France flanqué de ses cinq académies (l’Académie française, l’Académie des inscriptions et belles lettres, l’Académie des sciences, l’Académie des Beaux-Arts, et enfin – et non la moindre – Académie des sciences morales et politiques) qui s’y trouvent réunis en vue d’atteindre un même objectif qui est – il faut le rappeler, puisqu’eux-mêmes y insistent, « absolument désintéressé et étranger à toute préoccupation d’affaires. »
Mais voyons précisément de quoi il retourne pour ces braves gens :
« Nous assistons à un spectacle unique dans l’histoire : le partage réel d’un continent à peine connu par certaines nations civilisées de l’Europe. Dans ce partage la France a droit à la plus large part, en raison de l’abandon qu’elle a consenti aux autres nations de ses droits sur l’Afrique orientale et des efforts qu’elle a faits pour le développement de ses possessions de l’Algérie-Tunisie, du Sénégal et du Congo ».
A cet égard, l’organe de propagande du Comité de l’Afrique française n’hésite pas déclarer que des initiatives telles que l’expédition Paul Crampel, « paraissent de plus en plus nécessaires aujourd’hui, où il s’agit d’acquérir dans l’Afrique centrale les droits du premier occupant, et de développer ensuite notre commerce dans les régions placées sous l’influence française comme le sont maintenant les pays compris dans la boucle du Niger. »
Et l’auteur du Bulletin de s’empresser de rappeler qu’en favorisant d’autres expéditions à l’aide de fonds privés, la « cause de l’influence française » avait pu être servie « sans engager les ressources ou la responsabilité de l’Etat. » Nous ajouterons : et sans devoir rendre aucun compte à la collectivité sur ce genre d’initiatives pour le moins risquées et engageant à plus ou moins long terme la responsabilité de tout un pays.
Mais, après tout, n’est-ce pas là une caractéristique essentielle des démocraties représentatives, en ce qu’elles permettent, même dans un cadre républicain, que les actions des élus et des réseaux – à but non lucratif, bien sûr ! – qu’ils tissent autour d’eux pour servir leurs propres intérêts, échappent à tout contrôle de la part de la population elle-même qui, par suite de l’exacerbation des conflits d’intérêts internationaux, finit par servir de chair à canons.
Voilà très exactement en quoi consiste la défense de la patrie lorsqu’elle sert les intérêts de la bourgeoisie. Mais, on est en droit de se demander si la patrie n’est pas à terme vidée de son sens pour la bourgeoisie elle-même, dans la mesure où le capital est irrémédiablement voué, comme nous pouvons encore le constater de nos jours, à sortir des frontières nationales à la recherche constante de nouveaux débouchés ?
Christine Cuny
Après le traumatisme de la guerre de 1870 et de la capture de l’Empereur Napoléon III (dont la dépouille est toujours en Angleterre), la France cherchait à surmonter sa honte.
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Merci à vous. Je ne crois pas qu’il soit possible de s’en tenir à la « honte », ni à quelque considération morale que ce soit. Il y a des plans de long terme qui courent sous la politique telle qu’elle est rendue visible au bon peuple et tel qu’il croit pouvoir en juger à travers des questions de morale, de prestige, etc.
Pour comprendre la guerre qui se prépare et qui se met en oeuvre un peu plus chaque jour qui passe, il suffit de se documenter à partir de textes officiels qui sont le fruit des décisions de la grande bourgeoisie nationale et internationale. J’en donne un exemple ici…https://unefrancearefaire.com/2015/12/17/une-histoire-parlementaire-qui-merite-un-petit-detour/
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