par Michel J. Cuny
Trois mois après la signature des accords d’Évian (18 mars 1962) qui octroyaient une indépendance algérienne enchaînée à une coopération imposée par les anciens maîtres français, et dont on peut juger qu’elle tendait tout simplement à faire passer l’Algérie du colonialisme classique – c’est-à-dire féodal – au néo-colonialisme de l’économie de marché centrée sur les avoirs des anciens colonisateurs, le Conseil national de la Révolution algérienne (CNRA) se réunissait en juin 1962 à Tripoli (Libye), pour définir le programme du FLN (Front de Libération nationale) en présence d’une situation qu’il savait d’avance extrêmement difficile.
Le CNRA fait apparaître aussitôt un élément essentiel sur lequel il faut que j’arrête mon attention :
« […] cette victoire qui a été obtenue sur le plan des principes, ne nous fait pas oublier qu’elle est due, avant tout, au processus révolutionnaire continu et aux faits politiques et sociaux de portée historique créés par la lutte armée du peuple algérien. » (page 684)
« Processus révolutionnaire » inséré dans la dynamique de « la lutte armée »…
Abane Ramdane (1920-1957)
Sans que je puisse en dire davantage dans l’immédiat, je crois qu’il ne sera pas inutile de faire un lien même très rapide entre celui qu’il faut sans doute présenter comme le créateur du CNRA, c’est-à-dire Abane Ramdane (assassiné en décembre 1957), et le créateur, en France, du Conseil national de la Résistance (CNR), c’est-à-dire ce Jean Moulin, dont Françoise Petitdemange et moi aimons tellement parler. Je crois d’ailleurs que je ne peux pas mieux faire que de donner le lien avec cette vidéo que Françoise a réalisée pour faire revivre celui qui a été livré aux Allemands le 21 juin 1943… (Cliquer ici)
Travaillant sur le projet de création du Conseil de la Résistance qui devait, dans l’esprit de Jean Moulin, interdire à Charles de Gaulle de se saisir de tous les leviers de commande de la France dès le lendemain de la Libération du pays (ce qui permet de comprendre pourquoi il a été décidé de le livrer aux nazis), Jean Moulin devait écrire, dès le 20 janvier 1943 :
« Il ne saurait y avoir de place dans ledit Conseil ni pour les ouvriers de la dernière heure ni pour ceux qui hésiteraient devant les solutions révolutionnaires qui s’imposent. »
Au lieu de quoi – Jean Moulin ayant été éliminé -, Charles de Gaulle a pu, dès le 8 mai 1945, ordonner les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata, pour ensuite lancer la France dans la guerre d’Indochine, dès le mois de septembre suivant…
On le comprend sans trop de difficulté : le sens profond de cette politique guerrière était d’affirmer aussitôt que la France allait repartir dans les guerres coloniales… au bout de quoi, pour les deux conflits que je viens d’évoquer, et s’il faut ajouter la guerre du Vietnam qui était inscrite dans les accords de paix de 1954 qui mettaient fin provisoirement à la guerre d’Indochine, le total des morts à mettre au compte de celui qui reviendrait au pouvoir en 1958 sous la bannière de l’Algérie française s’élèverait à plus de 2.000.000…
Si Houari Boumediène, natif de la région de Guelma, a pu dire que les événements du 8 mai 1945 (il avait treize ans) avaient été le point de naissance, pour lui et tant d’autres adolescents et jeunes gens de son pays, de la volonté de se tourner les armes à la main, le jour venu, contre les envahisseurs, il faut souligner également que la Toussaint de 1954 s’inscrivait évidemment dans la continuité avec la défaite définitive de la France en Indochine : Dien Bien Phû… 7 mai 1954.
Dans toutes ces questions et à tous les moments, comme on le voit, il y a De Gaulle, c’est-à-dire la grande bourgeoisie française colonisatrice et volontiers génocidaire
Et voici que des coïncidences vont se saisir de nos imaginations…
Comme l’avait prévu la Conférence de la Soummam (août 1956), le pouvoir civil devait l’emporter sur le pouvoir militaire, et les responsables vivants sur le sol algérien devaient l’emporter sur leurs homologues installés à l’étranger… Qu’on transforme le langage d’Abane Ramdane en celui de Jean Moulin (De Gaulle, militaire et à l’extérieur…), on comprend aussitôt pourquoi ces deux-là n’ont pas tardé à voir leur élan se faire briser tout net…
En France – et quoi qu’en disent les Françaises et les Français -, le CNR (mais savent-ils, mais savent-elles, de quoi il s’agissait réellement ?) est mort sitôt Jean Moulin disparu…
De sorte que, citant le CNRA d’Abane Ramdane, je crois entendre résonner une illusion qui n’aura guère eu le temps de persister, pas plus en France qu’en Algérie, après le retour aux dures réalités…
« C’est dans l’action directe contre le colonialisme que le peuple algérien a retrouvé puis consolidé son unité nationale. Il a ainsi banni de ses rangs le sectarisme ancien des partis et des clans et surmonté les divisions que l’occupation française avait érigées en système politique. » (page 684)
Et encore :
« C’est dans l’unité de combat que la nation opprimée par le colonialisme, s’est redécouverte en tant qu’entité organique et a donné toute la mesure de son dynamisme. » (page 684)
La révolution n’a décidément pas eu lieu… En France en 1945, comme en Algérie dix-sept ans plus tard, le dynamisme révolutionnaire a aussitôt glissé dans les oubliettes.
Mais – et c’est là où je voulais véritablement en venir – à la différence du CNR français qui s’est tu sur les grandes questions, le CNRA algérien nous a donné des indications qui méritent, je crois, de retenir toute notre attention…
Michel J. Cuny