[NB. Pour garder un contact direct avec mes différents travaux (économie, géopolitique, histoire, etc.) et avec moi-même, vous pouvez vous inscrire à la page que je viens de créer ici . À bientôt.]
Au mois d’août 1998, une très violente crise financière frappe la Fédération de Russie et l’ensemble de sa direction mafieuse. Pour Boris Eltsine, rien ne va plus. Hélène Carrère d’Encausse écrit :
« La Douma décide d’engager une procédure de destitution du président, l’accusant tout à la fois d’avoir disloqué l’URSS, brisé le Parlement en 1993, ranimé la guerre en Tchétchénie, démantelé le système de défense et lancé des réformes économiques inacceptables. Traître au pays, organisateur de coup d’État, Eltsine ne peut rester dans sa fonction. » (d’Encausse, page 361)
Dans l’urgence, il faut trouver un Premier ministre qui puisse stabiliser la situation, tout en obtenant l’appui de la Douma. Boris Eltsine propose le retour de celui qui a régné sur l’essentiel de la période qui vient de conduire à la catastrophe… Chef du gouvernement entre le 15 décembre 1992 et le 23 mars 1998, Victor Tchernomyrdine se présente donc devant la Douma :
« Elle lui refusa par deux fois l’investiture. La première, il ne recueillit que 94 voix ; la seconde, 138. On était loin des 226 voix requises. » (d’Encausse, page 362)
Quel était le sens politique du saut qui allait devoir s’opérer à l’intérieur du Gouvernement, tandis que Tchernomyrdine exerçait le très difficile intérim de Sergueï Kirienko, démis de ses fonctions le 23 août ? Yann Bréault se charge de répondre à cette importante question :
« Avec la grave crise financière du mois d’août 1998, l’économie russe connut de nouveaux abîmes et donna un coup d’arrêt à l’influence des libéraux. Contre son gré, Eltsine dut désigner Primakov pour remplacer le Premier ministre néo-libéral Kirienko qui fut la première victime politique de la crise. » (Breault, page 51)
Mais le nouveau candidat n’allait-il pas, lui aussi, se heurter très brutalement à l’Assemblée ? Serait-elle satisfaite de pouvoir rompre avec les libéraux ? Oui, nous dit Hélène Carrère d’Encausse. Elle était même enchantée du nouvel arrivant, cette
« […] Douma, qui adouba Primakov sans hésiter dès la première tentative par 317 voix, le 11 septembre. » (d’Encausse, page 364)
L’historienne ajoute ensuite que, dans ce cas, le choix d’Eltsine ne résultait que d’une contrainte irrésistible qui s’ajoutait au côté redoutablement intègre d’un personnage qui risquait de se livrer à une opération « mains propres » contre la « Famille » :
« Primakov l’inquiétait aussi parce qu’il le soupçonnait d’être hostile aux entrepreneurs. » (d’Encausse, page 365)
N’était-ce pas aussi ce qui avait tellement plu à la Douma ? C’est ce que Tania Rachmanova nous permet de confirmer :
« Le nouveau Premier ministre, qu’Eltsine est contraint de choisir sous la pression de la Douma, est Evguéni Primakov, soixante-neuf ans, proche des communistes et ancien des services de renseigne-ments, qui défend un État fort et un secteur public plus puissant. » (Rachmanova, page 72)
Revoici donc les communistes… C’est-à-dire la partie de la population russe qui a eu à subir la période gorbatchévo-eltsinienne.
Ainsi, cette population qui avait perdu la ligne marxiste depuis 1953 (date de la disparition de Joseph Staline), s’est trouvée représentée par le seul KGB… sans le savoir, jusqu’au moment où Evguéni Primakov arrive à la direction du gouvernement… car lui aussi a appartenu à cet appareil d’État, ou, tout au moins, à ses suites…
En effet, s’il a été longtemps un fervent soutien de Mikhaïl Gorbatchev, Primakov avait pu voir de près, entre décembre 1991 et janvier 1996, de quoi les États-uniens et leurs alliés occidentaux étaient capables aussi bien en Yougoslavie qu’en Irak alors que lui-même était directeur des services de renseignements extérieurs (SVR), c’est-à-dire patron de l’organisme qui avait succédé à la Première Division générale du KGB…
C’est d’ailleurs le moment de rappeler que le KGB avait été lui-même dissous le 4 décembre 1991, c’est-à-dire dans le prolongement immédiat de la tentative de putsch d’août 1991 à l’occasion de laquelle ce vestige encore bien vivant de l’épopée soviétique avait pu afficher publiquement sa rupture avec la ligne gorbatchévo-eltsinienne avant de resurgir, huit ans plus tard, au sommet de l’État russe, à travers… Vladimir Poutine.
Vladimir Poutine Evguéni Primakov
Or, à sa façon et avec les limites politiques qui étaient les siennes, Evguéni Primakov a non seulement été un précurseur, mais il a aidé le peuple russe à refaire surface et à indiquer, de plus en plus fermement, de quel côté penchait son cœur. C’est ce que nous révèle Tania Rachmanova :
« Contrairement aux prévisions des spin doctors [conseillers en communication], le nouveau chef de gouvernement devient, très vite l’homme politique le plus populaire de Russie. » (Rachmanova, page 72)
Au-delà de ce basculement de l’opinion publique, pouvait-on pressentir un véritable renversement du rapport de force au sommet de l’État ? En tout cas, voici qu’un personnage essentiel se trouve atteint politiquement… Pour combien de temps ? s’interroge l’économiste Yves Zlotowski :
« Le renvoi par le président Eltsine, début mars 1999, de Boris Berezovski, jusqu’alors secrétaire exécutif de la Communauté des États Indépendants, semble une victoire importante du Premier ministre Evgueni Primakov contre les oligarques. Crier victoire semble toutefois prématuré. » (Zlotowski, page 26)
Or, pour sa part, Evguéni Primakov nous laisse un témoignage qui montre l’âpreté de la lutte qui l’a opposé à l’oligarque :
« Lors d’un Conseil des ministres où nous débattions d’une amnistie pour les auteurs de petits délits soit, au total, plus de 90 000 personnes, j’affirmai qu’il convenait de libérer des places pour les auteurs de crimes économiques. C’est ce que j’allais répéter à Davos [en janvier 1999]. Les réactions ne se firent pas attendre. Et Volochine [chef de l’administration présidentielle] apparut comme l’inspirateur des attaques dont je fus l’objet. Dans une interview à la presse, il déclara que, lors du passage à l’économie de marché, les crimes économiques n’existaient pas, on traversait une période d’accumulation primitive du capital, et les choses « s’arrangeraient » plus tard. » (Primakov, page 357)
Quant au vrai danger qui le menace, Primakov sait très bien le reconnaître :
« Boris Berezovski était plus pragmatique. Il déforma ma déclaration, en remplaçant les mots « auteurs de crimes économiques » par « commerçant et entrepreneurs », et affirma la chose suivante : « Le système commence à reprendre les vieilles méthodes du KGB. Je suis sûr que c’est Primakov qui a donné le signal, et c’est lui qui devra payer pour cela. » » (Primakov, page 357)
Pour Frédéric Pons, la suite ne fait aucun doute :
« […] il réussit à chasser Evgueni Primakov en 1999, trop enclin à combattre les oligarques. » (Pons, page 162)
Avis, donc, à Vladimir Poutine… qui commence, d’ailleurs, à bien connaître le « gaillard », puisque, ainsi que le même auteur en fait l’intéressante remarque :
« C’est à partir de juillet 1998, une fois à la tête du FSB [successeur, insistons-y, du KGB], qu’il peut se faire une idée plus précise de l’ampleur du dossier [Berezovski]. » (Pons, page 163)
NB. Pour atteindre les différents livres actuellement disponibles de Michel J. Cuny – Françoise Petitdemange, vous pouvez cliquer ici.
Michel J. Cuny