C’est toujours le niveau de profit qui est ici en question. La bourgeoisie doit réussir le tour de force qui consiste à faire travailler, un maximum d’heures par jour, des gens qui n’en tireront, dans le meilleur des cas, que le droit de survivre. Il faut donc leur interdire toute autre possibilité de trouver de quoi manger. Car alors on reviendrait à l’esclavage qui, comme Lamennais l’écrivait en décembre 1839, était plus avantageux pour l’esclave parce que celui-ci…
« […] était au moins toujours assuré de la nourriture et du vêtement, d’un abri pour se réfugier, de soins s’il était malade, en raison de l’intérêt que son maître avait de le conserver ».
En système capitaliste, la main-d’oeuvre n’est pas toujours une richesse, elle peut même être une charge, et le pasteur anglais Malthus affirmait déjà en 1798 :
« Un homme qui naît dans un monde déjà occupé, si sa famille n’a pas le moyen de le nourrir, ou si la société n’a pas besoin de son travail, cet homme n’a pas le moindre droit de réclamer une portion quelconque de nourriture ; il est réellement de trop sur la terre. »
Malthus a trouvé un disciple en la personne du préfet Charles Dunoyer, membre de la « Société d’Economie Politique », qui avait adressé, le 11 novembre 1833, aux municipalités une circulaire dans laquelle il recommandait d’exhorter les administrés des communes surpeuplées en classes laborieuses à…
« […] ne pas rendre leur foyer plus fécond que leur industrie […] »,
et qui écrit dans La Liberté du travail que la solution des difficultés familiales des prolétaires n’est sans doute pas…
« […] que le législateur intervienne arbitrairement et se mette à régler les heures de travail, c’est que la classe ouvrière sache, en limitant le nombre des naissances, prévenir le trop grand accroissement de celui des ouvriers. »
L’ex-préfet de Lyon, Bouvier du Molart, ira, pour la même raison, jusqu’à proposer des restrictions au mariage des pauvres…
Voilà donc ce que peut être l’attitude de la bourgeoisie en période de crise : « Je n’ai pas de travail pour vous, vous n’aurez pas de pain. »
Marche ou crève !
Quand la machine économique redémarre, l’assistance a moins encore de raisons d’être au programme. C’est Gasparin, qui, dans son « Rapport » adressé à Louis-Philippe en avril 1837, proteste :
« En l’an II les malades, les infirmes, les vieillards, les veuves, les filles mères et leurs enfants, étaient confiés aux secours publics par une sorte de provocation. Du moment qu’on proclamait la bienfaisance comme une obligation absolue envers l’indigent, celui-ci ne pouvait manquer de réclamer le secours sans une espèce d’abandon de ses droits, de sorte que ceux qu’un sentiment de moralité et de dignité personnelle n’encourageait pas suffisamment au travail et à l’économie devaient trouver, dans la certitude de l’assistance que la loi semblait promettre à leur pauvreté, une puissante excitation à la paresse et à l’imprévoyance. »
D’où il résulte entre autres choses que, pour lui, la bonne main-d’oeuvre est celle qui rassemble les malades, les infirmes, les vieillards, etc…
De toute façon et dans tous les cas, pour la bourgeoisie, l’assistance doit toujours être bannie. Charles de Rémusat affirme dans Du paupérisme et de la charité légale (1840) :
« [Q]ue le défaut de travail ou le prix de la journée proviennent de circonstances industrielles qu’il n’est au pouvoir de personne de dominer ; ou qu’ils tiennent, ce qui est malheureusement le cas le plus ordinaire, au peu d’habileté de l’ouvrier, à sa paresse ou à son inconduite, la charité est à peu près impuissante à combattre ces causes incessantes du paupérisme. »
C’est bien la doctrine du « marche ou crève ».
Michel J. Cuny
(Ce texte est extrait de l’ouvrage de Michel J. Cuny – Françoise Petitdemange « Le feu sous la cendre – Enquête sur les silences obtenus par l’enseignement et la psychiatrie » – Editions Paroles Vives 1986, qui est accessible ici.)