Après avoir montré – de façon relativement détaillée – que le Livre blanc de la défense et de la sécurité nationale mis au point en 2008 sous l’autorité du président de la république d’alors – Nicolas Sarkozy – ouvrait de vastes perspectives de guerres coloniales à la France et, travers elle, à l’Europe pour peu que celle-ci se prête à pareille aventure, je voudrais revenir sur le cadre général de la préparation de ce document essentiel pour l’avenir du peuple de France.
Le Livre blanc est en effet accompagné d’un relevé des débats auxquels sa préparation a donné lieu, et ceci, grâce à une initiative dont ledit président de la république n’était pas peu fier, tant il s’agissait de quelque chose de particulièrement nouveau, à ce qu’il paraît. C’est ce que nous disent les premières lignes du relevé :
« Conformément aux souhaits du Président de la République et aux propres convictions des membres de la Commission, les travaux se sont allègrement affranchis du cadre, d’habitude restreint, surtout en France, assigné à ce domaine. » (page 9)
Ainsi ont-ils donné lieu à…
« Ces consultations [qui] ont été largement ouvertes au public, avec le double souci de permettre à la communauté militaire de s’exprimer, y compris sur des modes informels, et de recueillir l’opinion de non-spécialistes. » (page 9. C’est souligné dans l’original)
Parmi les non-spécialistes, nous retrouvons les représentants des diverses communautés religieuses présentes en France. Dans ce contexte, qui fleurait bon d’éventuelles opérations guerrières (elles allaient débuter en Libye trois ans et demi plus tard), nous allons découvrir comment les responsables éminents de cinq confessions (catholique, musulmane, protestante, orthodoxe, juive) réagissent en présence de ce grave dilemme qu’est l’usage possible de la force militaire… S’agit-il de freiner autant que faire se peut ? Ou d’appuyer là où ça ne demande qu’à cogner ? La scène se passe le jeudi 25 octobre 2007.
Écoutons, tout d’abord, le père Antoine Hérouard, catholique, secrétaire général de la Conférence des évêques de France :
« Lorsqu’il s’agit de définir une politique de défense, la première réflexion est de se dire que l’on a quelque chose à défendre et que ce quelque chose est bien ce qui entend rassembler tous les citoyens. En cas de crise, la sécurité ne peut être assurée dans un pays que si celui-ci sait se rassembler autour de valeurs communes. C’est dire l’importance de veiller à tout ce qui va favoriser ou non le lien social, la cohérence de la nation. » (page 216)
Cependant, poursuit le père Hérouard, restons prudent(e)s…
« Sans doute faut-il réfléchir à la manière dont nous avons cherché à lutter contre le terrorisme. La première réponse a consisté à mettre en place tout un ensemble de mesures pour renforcer la sécurité des personnes et des biens. » (page 217)
Mais…
« Le renforcement toujours plus grand des mesures de sécurité ne peut pas être la seule réponse, parce qu’il ne touche pas les racines profondes de la menace et les investissements sécuritaires sont rarement établis en faveur des personnes démunies ou des pays pauvres. » (page 217)
Il faut même ne pas hésiter à le dire, affirme le secrétaire général de la Conférence des évêques de France :
« La religion mène au pire comme au meilleur, elle peut être un projet de sainteté ou un projet de domination. À nous tous de faire que la religion ne soit pas instrumentalisée, mais qu’elle serve au vrai bien des hommes. » (page 219)
Après le catholique, voici le représentant de la religion musulmane, le professeur Mohamed Aïouaz qui déclare :
« Je voudrais simplement dire que le nom « islam« découle d’un mot qui entretient un rapport très étroit avec le mot paix, salem. La religion ne peut être un facteur de destruction et ne peut appeler ou encourager la guerre. » (page 219)
Il faut même aller plus loin :
« Certaines choses ne doivent pas non plus être oubliées. L’injustice et la pauvreté représentent des facteurs essentiels dans le déclenchement des conflits. » (page 221)
Vient ensuite le pasteur protestant Claude Baty :
« La paix à long terme est inséparable de la justice. Cette conviction, élargie aux dimensions du monde, devrait orienter une politique de maintien de la paix. Sans partage des richesses, il est illusoire de prétendre contenir les flux migratoires par exemple. » (page 222)
Passons immédiatement au représentant orthodoxe, monseigneur Emmanuel Adamakis :
« La politique de sécurité doit être une politique de codéveloppement impliquant un vrai partage et une redistribution verticale authentique entre les habitants riches de nos régions et les pays pauvres, et non un succédané intéressé. » (page 229)
Par conséquent :
« L’usage de la force armée ne peut être que le dernier recours face à une situation exceptionnelle, notamment à des fins humanitaires. » (pages 229-230)
Last but not least, voici le représentant juif, ce rabbin Haïm Korsia qui sait parfaitement qu’il va largement se séparer de ses collègues, prêcheurs d’amour, de justice… et de retenue. Entrons avec lui dans les détails de son plaidoyer, en ayant peut-être une petite pensée pour un Bernard-Henri Lévy qui, en mars 2011, devait obtenir du Sarkozy qu’il lance l’opération censée offrir au Livre blanc de 2008 sa première vraie illustration, en même temps que son premier dépassement (ici aussi… le bonhomme Sarko se sera « allègrement affranchi du cadre restreint »).
Le rabbin Haïm Korsia n’y va pas par quatre chemins :
« Intervenir après tout ce qui a été dit est à la fois difficile et simple. Il suffirait de dire que je suis d’accord avec telle ou telle partie. Mais vous me permettrez de débuter avec une citation d’un cardinal, un grand homme, Mgr Decourtray. Sans entrer dans la définition de guerre juste ou pas, il a eu cette phrase extraordinaire : « Je préfère parfois la guerre au déshonneur. » Tout est posé avec cette affirmation. » (page 223)
Mais qui définira le déshonneur ? Tout est déjà dans le Livre Saint, précise Haïm Korsia :
« En même temps, il est écrit dans la Bible : « tu mettras des juges et des policiers aux portes dans tes villes ». Il ne peut pas y avoir de société sans des juges pour définir ce qui est juste et des policiers pour faire appliquer ce qui est juste. » (page 224)
De quelle justice, ces juges d’État seront-ils l’expression, et les policiers l’instrument ? N’y a-t-il pas le risque de laisser la force nue agir de façon un peu trop unilatérale ?
« Mais l’esprit de la Bible se rappelle à nous par ce verset extraordinaire « ce n’est pas avec les soldats, ce n’est pas avec la force, mais avec mon souffle », se défend le rabbin qui précise aussitôt pour qui aurait tendance à nourrir quelque illusion…
« Et pourtant des soldats sont présents dans la Bible, mais ce sont des hommes qui ont la foi dans la société qu’ils défendent car la société qu’ils défendent a la foi en eux. » (page 224)
Peut-être est-ce là la boucle qui définit l’État d’Israël, et le rôle tutélaire et souverain qu’y joue la religion juive elle-même, garante du seul État juif… quoi qu’il dût en coûter à quiconque n’est pas de cette obédience-là.
Or, à elle seule, cette obédience est déjà une garantie, et du genre ultime :
« Toute la Bible, si nous devions la résumer en un seul mot, le serait dans ce qu’a dit Moïse aux Hébreux lorsqu’ils se trouvent devant la mer Rouge alors que les Égyptiens arrivent. Il leur dit : « N’ayez pas peur. N’ayez pas peur car c’est l’Éternel qui combattra pour vous. » Et pourtant la mer ne s’ouvre pas. Il faut qu’un homme ose s’avancer dans la mer pour qu’elle s’ouvre. La mer ne peut s’ouvrir que devant la volonté des hommes portée par une espérance divine. » (page 224)
Quant à celles et ceux qui sont à l’extérieur…
Mais, avant de les laisser à leur surprise, le rabbin Haïm Korsia leur assène un coup de grâce tout ce qu’il y a de plus « divin » :
« Admire-t-on la force et l’armée dans la Bible ? Non. Mais une société qui dénierait à son armée le fait de pouvoir exister couperait ce lien qui fait que fondamentalement les militaires ou les policiers ou les gendarmes, sont les anges de la société. Qu’est-ce qu’un ange ? Étymologiquement, cela vient du grec angelos, qui signifie « l’envoyé ». » (page 225)
C’est donc dans ce cadre que se trouve inscrit le Livre blanc de la défense et de la sécurité nationale mis au point en 2008 sous l’autorité du président de la république d’alors – Nicolas Sarkozy. La suite libyenne l’a démontré à suffisance…
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Michel J. Cuny