Amusons-nous de quelques détails. A la page 203, dans la suite immédiate de la phrase précédemment citée, nous trouvons, sous la plume un peu fourchue d’Hannah Arendt, ceci :
« La biographie de Hitler par Konrad Heiden et celle de Staline par Boris Souvarine, toutes deux écrites et publiées dans les années 30, sont à mains égards plus précises et à tous égards plus importantes que les biographies classiques, par Alan Bullock et Isaac Deutscher respectivement. Il y a sans doute bien des raisons à cela, mais l’une d’elles est certainement le simple fait que les documents, dans les deux cas, ont tendu à confirmer et à compléter ce que l’on avait toujours su par les transfuges haut placés et autres témoins oculaires. »
« Oculaires »… rien que ça. Mais le discours pervers ne pourrait manquer de nous rétorquer : « C’est déjà ça, n’est-ce pas? »… En effet, « oculairement », il doit s’en voir beaucoup, des crimes, etc.!…
Passons rapidement – même s’il est ici déguisé en « que l’on » par la traduction – sur une nouvelle intervention du désormais célèbre « con avait toujours su »… pour retrouver la joie certaine d’être à nouveau jetés dans les bras si accueillants des « transfuges haut placés » qui, comme chacun sait, ne peuvent qu’être la source absolue de toute vérité historique… Remarque qui prendra tout son sens dans la suite : il s’agit bien de transfuges « haut placés », et non pas de transfuges issus de la « populace », ni même des couches moyennes… Ne nous arrêtons qu’à peine sur le très excitant Hitler-Staline qui règne sur l’ensemble de ce petit paragraphe, démontrant une nouvelle fois que ces deux-là (pardon, d’avance) sont effectivement comme cul et chemise… Et amusons-nous un peu des dates…
Pour prétendre parler avec justesse de deux personnages dont le règne s’est établi pour l’un (Hitler) sur la période 1933-1945, et pour l’autre (Staline) sur la période 1929-1953, il est tout à fait indiqué de prendre appui sur des « biographies » rédigées dans les années trente… C’est plus particulièrement avantageux pour celui des deux (celui qu’ Hannah Arendt n’aime pas du tout, mais pas du tout, tant, en réalité, il suscite en elle une très intense excitation dont nous ne cessons d’être les témoins tout à fait involontaires et de plus en plus embarrassés) qui aura survécu à l’autre de presque une décennie…
Approfondissons un tout petit peu encore, puisque les années trente, c’est un peu vaste… Or, « Hitler » par Heiden, c’est 1936, « Staline » par Souvarine, c’est légèrement antérieur : 1935. Décidément, la période « probatoire » tend à se réduire comme une peau de chagrin. Mais cela ne produit évidemment aucun chagrin du côté de notre brouilleuse de piste préférée : elle adore l’étiolement des documents.
Passons aux deux moutures les plus récentes : « Hitler » par Bullock, c’est 1952 ; « Staline » par Deutscher, c’est 1949 (tiens, quatre années de vie qui sautent pour ce bougre-là!). Nous avons donc ici des auteurs dont l’expérience de la vie des personnages qu’ils évoquent bénéficie, en moyenne, d’une quinzaine d’années de plus que les biographes précédents (et de l’équivalent du côté du rassemblement des documents), et voici que notre escamoteuse de génie reste d’un calme tout ce qu’il y a de plus olympien : les premières « sont à maints égards plus précises et à tous égards plus importantes » que les secondes.
Mais les premières elles-mêmes n’ont évidemment d’intérêt que parce que, comme les secondes, elles « ont tendu à confirmer et à compléter ce que l’on (cons et autres imbéciles) avait toujours su par les transfuges haut placés et autres témoins oculaires » (jolie charrette, en effet!).
Michel J. Cuny