Avec cette façon paradoxale d’accumuler des capitaux grâce à ses capacités de production et de commercialisation, mais sans avoir pris sa part dans la découverte de molécules aptes à jouer un rôle important dans l’innovation thérapeutique (pour ne rien dire de sa totale impéritie dans le domaine de l’amélioration thérapeutique), Sanofi est donc devenu un conquérant de dimension mondiale.
Il s’agit tout bonnement d’un ogre qui se nourrit de la chair des autres. Ainsi quand, pour sa part, il paraît entamer un vrai travail de pionnier, il envisage son éventuel échec dans le cadre d’une comptabilité générale qui est suffisamment large pour ne pas lui faire craindre de ressortir anéanti de l’impasse : il trouve toujours autour de lui les proies qui lui permettront de se refaire. Il a même tellement les moyens de couvrir ses échecs les plus retentissants, qu’il peut consacrer, aux cadres supérieurs qui en ont été les initiateurs malheureux, un dédommagement proportionné à ce qu’aurait été une réussite.
Laissons les professeurs Even et Debré nous faire le récit de ce qui est venu sanctionner la nouvelle dimension prise par Sanofi à la suite de son acquisition d’Aventis, acquisition réalisée grâce à une manoeuvre magistrale (relayée par Nicolas Sarkozy) de son patron d’alors, Jean-François Dehecq : (page 129)
« Ce sera très vite l’échec pour avoir imposé une culture fermée, avoir tout misé sur la seule recherche interne, archaïque et endormie, avoir imposé une atmosphère étouffante et hiérarchisée à l’extrême, évité tout contact avec les autres grandes firmes et la recherche académique, ignoré l’explosion des biomédicaments, s’être entêté dans le projet d’un coupe-faim miraculeux, enfant chéri de Gérard Le Fur, directeur de la recherche, puis directeur général, l’Acomplia ou Rimonabant, qui devait bloquer les récepteurs endocannabinoïdes du plaisir, ceux du cannabis, et couper l’appétit, mais qui, comme toutes les molécules modifiant les comportements, menaçait l’humeur, pouvait déboucher sur la dépression, ou l’agressivité, les suicides ou les violences. »
Petite remarque, en passant : Est-il bien normal que le travail de recherche sur des produits pareillement complexes et pareillement dangereux pour le psychisme humain puisse être livré à des groupes humains attachés, sous la férule des actionnaires et de leurs conseils d’administration, à des critères de réussite financière ? Ne s’agit-il pas, tout au plus, d’un bricolage pseudo-scientifique dont les résultats sont jugés satisfaisants pour peu que les critères de réussite du commerce soient respectés : valeur d’usage conçue comme juste équilibre entre les effets positifs et les risques courus, valeur d’échange compatible avec les critères de rentabilité exigés par les fonds de pension, par exemple ?
Mais, si la santé de la population n’y trouve qu’accessoirement son compte, cette façon de définir les axes de recherche et les moyens matériels et humains qui leur sont dédiés doit, du point de vue capitaliste, ne surtout pas nuire à l’esprit d’entreprise et d’aventure qui a parfois souri aux industriels du médicament. D’où la nécessité de ne surtout pas sanctionner les initiatives les plus malheureuses…
Pour le vérifier, reprenons avec MM. Even et Debré le fil des malheurs de Sanofi, de Gérard Le Fur et de l’Acomplia : (page 130)
« Et la molécule, acceptée comme d’habitude par l’Agence européenne, est rejetée par la FDA [américaine] et, devenue invendable [c’est-à-dire : condamnée par la loi du marché (dans sa version américaine) et seulement par elle], doit être retirée du marché. Exit le blockbuster à 6 milliards d’euros annoncé depuis quatre ans dans les journaux économiques [et rien qu’économiques…] de tous les pays. »
Quid des huit cents millions d’euros nécessaires à la réalisation d’un pareil désastre (selon l’évaluation que fournit l’industrie du médicament quand on lui demande le coût moyen d’élaboration d’un futur champion) ?
Morale de cette belle histoire que finissent de nous conter nos deux guides : (page 130)
« Aussitôt, J.-F. Dehecq et G. Le Fur, à peine nommé directeur général, doivent démissionner (mais Le Fur recevra plus de 5 millions d’euros de prime et 200 000 € de salaire annuel pendant deux ans, et Dehecq, 3,8 millions d’euros et gardera 600 000 € de salaire. C’est ainsi qu’en France on récompense les patrons qui échouent. Exactement comme s’ils avaient réussi). »
Aucune raison de s’étonner : l’échec est inclus (tous frais compris) dans les prix de vente du médicament administrés par le très généreux ministère de l’Economie et des Finances, via le Conseil économique des produits de santé…
Michel J. Cuny