Du plomb dans l’aile de la cohésion sociale : quand la lutte des classes atteint son paroxysme

par Christine Cuny

« Après tout, pourquoi faire la guerre ? Pourquoi, on n’en sait rien ; mais pour qui, on peut le dire. On sera bien forcé de voir que si chaque nation apporte à l’Idole de la guerre la chair fraîche de quinze cents jeunes gens à déchirer chaque jour, c’est pour le plaisir de quelques meneurs qu’on pourrait compter ; que les peuples entiers vont à la boucherie, rangés en troupeaux d’armées, pour qu’une caste galonnée d’or écrive ses noms de princes dans l’histoire, pour que des gens dorés aussi, qui font partie de la même gradaille, brassent plus d’affaires – pour des questions de personnes et des questions de boutiques. Et on verra, dès qu’on ouvrira les yeux, que les séparations qui sont entre les hommes ne sont pas celles qu’on croit, et que celles qu’on croit ne sont pas. »

Comme nous pouvons le constater à la lecture de cette lettre adressée le 24 août 1917 par un soldat français à sa famille (elle ne constitue qu’un exemple parmi d’autres), l’Union sacrée, qui exigeait de tout un peuple qu’il mette résolument de côté les dissensions qui existaient en son sein, pour consacrer toutes ses forces à la défense de la Mère Patrie menacée, n’avait pas empêché des polémiques de surgir.

Dans un article paru le 1er septembre 2014 sur le site « Basta ! », Yvan du Roy et Rachel Knaebel  constatent en effet que, dès les premiers mois de guerre, « de la Mer du Nord à Mulhouse, les accusations contre les « profiteurs » de l’arrière se propagent sur le front. En mai 1915, un rapport de la Commission des finances de l’Assemblée nationale regrette que le ministre de la Guerre Alexandre Millerand se soit « livré [aux industriels] sans défense le jour où on leur a demandé de fabriquer coûte que coûte ». »

Il faut dire que le contexte dans lequel la France s’était engagée dans la guerre de 1914-1918 (manque de préparation et d’organisation, besoin urgent et vital de fabriquer très rapidement de grandes quantités de munitions) avait été déterminant, puisqu’il avait permis à certains fournisseurs de matériel de guerre de se trouver très rapidement en position de force.

Une note sur les marchés émanant du sous-secrétariat d’Etat de l’Artillerie rédigée vers le milieu de l’année 1916, indique à cet égard qu’ « au commencement de la guerre, il s’agissait avant tout d’amener les industriels à entreprendre des fabrications nouvelles pour eux et à ne pas se laisser effrayer par les aléas d’une telle entreprise ; les prix consentis sont donc largement calculés et l’Etat accepte de contribuer financièrement à la création de nouvelles usines. C’est l’époque où les avances pour l’outillage doivent être accordées avec une certaine facilité (…). »

La même note précise que « la période de mise en train une fois franchie et les premiers contractants s’étant rendu compte des profits à retirer de leur marchés, les offres spontanées des industriels augment[èrent]. »

Or, pour les rédacteurs du rapport sur les bénéfices de guerre  présenté en 1918 au Comité national d’études sociales et politiques, « il n’est pas exagéré de dire [qu’en ce qui concerne le matériel de guerre de tout genre], la consommation n’a de limite que la production. (…) Les vendeurs se trouvent donc dans la situation de véritables monopoleurs ayant en face d’eux un client [l’Etat] à la fois insatiable, contraint d’acheter et doté de ressources presque inépuisables. »

C’est d’ailleurs dans le cadre de la Grande Guerre qu’apparaîtrait en pleine lumière cette  politique de collaboration active des dirigeants de la Troisième République avec le grand patronat, laquelle donnerait naissance bien des années plus tard à un système particulièrement élaboré de codirection, ou encore d’économie concertée, entre les entreprises privées et l’Etat : j’ai nommé les Comités d’organisation du tristement célèbre régime de Vichy …

Une collaboration (complicité criminelle ?) destinée, en réalité, à retirer (et à se partager !) un profit maximum en pressurant, jusqu’à ce que mort s’ensuive, la poule aux œufs d’or que constitue le travail de tout un peuple… Car pour les Wendel,  les Renault, les Boussac, les Hotchkiss, et toutes ces sociétés qui, grâce à une boucherie sans nom, sont devenues aujourd’hui des multinationales, que pouvaient donc peser dans la balance, rien que pour la France, la perte de plus d’un million d’hommes, et le retour dans leur foyer de milliers d’invalides, en regard de la promesse – et de la réalisation effective ! –  de profits colossaux ?  On en veut pour preuve la montée fulgurante de l’action de la société Hotchkiss, fabricant de mitrailleuses, pendant le conflit : celle-ci valait 250 francs en 1914 ; quatre ans plus tard, elle en vaudra 8 000.

Mais ce n’est pas tout. Laissé non seulement exsangue sur le plan humain, notre beau pays a été de surcroît spolié en toute impunité par une bande de brigands en col blanc.  L’historien Henri Guillemin révèle en effet que « la guerre a creusé, dans les finances françaises, un gouffre. Avant le conflit, le budget de l’Etat s’élevait à 5 milliards environ. De 1914 à 1918, plus de 200 milliards ont été dépensés, dont 32 seulement couverts par les rentrées fiscales. »

Dans le cadre de l’étude qu’il a mené en 2008 sur les bénéfices réalisés pendant la guerre par le fabricant de mitrailleuses Hotchkiss, François Bouloc a pu constater que « la consultation des ressources fiscales est assez accablante pour [celui-ci] » car «  le montant total de ses impositions, établi en 1935 seulement ( !), s’élève (…) à 46 450 109 francs, soit bien davantage que les bénéfices nets avoués aux actionnaires et au public (…). »

Bien évidemment, il avait fallu passer par les emprunts, le budget de l’Etat ne pouvant plus répondre à une consommation effrénée de matériel de guerre de toute sorte. Le constat de Henri Guillemin est à cet égard édifiant :
« la dette intérieure à elle seule dépasse les 100 milliards »,
ce qui n’empêche pas certains, et pour cause, de continuer à se frotter les mains puisque
« cet appauvrissement de l’Etat s’est accompagné de prodigieux enrichissements privés ; les fournisseurs de guerre ont réalisé des bénéfices colossaux (…) ».

Les administrateurs du fabricant Hotchkiss,  entre autres profiteurs de guerre, auraient le front de déclarer, lors de l’assemblée générale du 5 mai 1917, qu’il a « fait l’impossible » et qu’il n’a « rien négligé pour donner à la Défense nationale, comme tous les Français en ont le devoir, la collaboration la plus complète et la plus dévouée ».

Quant au Comité des forges, qui avait à sa tête un membre de l’influente famille Wendel et qui avait pu jouer un rôle majeur dans l’organisation de l’approvisionnement de la France en matières premières pour les fournitures de guerre, il osera affirmer, par la plume de son secrétaire général, Robert Pinot, que « pendant ces quatre années [de guerre], il s’est mis spontanément, avec le plus complet désintéressement, de toutes les forces de l’intelligence et de l’activité de ses dirigeants et de ses collaborateurs, au service de la Nation. »

Il suffira à nos concitoyennes et concitoyens d’ajouter le qualificatif de « bourgeoise » à cette Nation – que les tenants du Capital ne peuvent que concevoir, d’après la position qu’ils occupent dans le système de production  -, pour comprendre que l’existence du  petit peuple de France ne vaut alors que ce que vaut de la chair à canons, c’est-à-dire rien du tout, face aux intérêts, vitaux ceux-là, qui sont liés à la propriété privée des moyens de production et d’échange et à son corollaire, la Finance.

Christine Cuny


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