Le quatrième intervenant présenté par Georges Sokoloff (1933, l’année noire – Témoignages sur la famine en Ukraine) se nomme Petro Danylovytch Houmeniouk. Il avait 10 ans en 1933.
Devenu docteur en sciences économiques, il a poursuivi une carrière d’enseignant de haut niveau qui l’a conduit à occuper le poste de professeur à l’Institut d’économie et de finances de Ternopil. Son témoignage, bien plus long que ceux qui le précèdent, a été rédigé avec le plus grand soin. Il ne s’y trouve rien de particulièrement choquant. Mais il est clair que des rapports de force se sont développés sous le regard du petit garçon qu’il était alors :
« Certains étaient contraints de s’inscrire au kolkhoze ; aux autres, on demandait pourquoi ils ne remettaient pas leur récolte, ne payaient pas d’impôts. » (page 74)
Après une agitation mettant en scène quelques femmes…
« La colère du village a disparu aussi soudainement qu’elle était venue. » (Idem, page 75)
Mais, tout de même…
« Plusieurs furent exilés au chef-lieu de district. On racontait qu’il s’agissait de meneurs, d’hommes qui montaient la tête aux femmes en leur disant qu’il n’arriverait rien. » (Idem, page 75)
Petro l’avoue tranquillement :
« Comme les autres, nous cachions ce que nous pouvions. » (Idem, page 75)
Rien que des babioles, sans doute :
« Nous avions camouflé le blé dans une caisse ; les pommes de terre et les betteraves dans des trous. » (Idem, page 75)
Si le blé a effectivement été découvert et saisi par la brigade de recouvrement de l’impôt, ce n’est pas l’Etat soviétique qui a récupéré les betteraves :
« Un mois plus tard, des voleurs ont creusé un trou sous la maison et ont raflé toutes nos réserves. » (Idem, page 76)
Par la suite, les resquilleurs de l’impôt, frappés dans leurs réserves, crurent pouvoir vivre d’expédients plus ou moins agréables au goût et plus ou moins bons pour leur santé. Le professeur en témoigne, lui dont les parents avaient trouvé à s’alimenter auprès d’un grand-père autrefois paysan fortuné :
« Les gens se cuisaient une lavasse avec toutes sortes d’herbes ; ils la buvaient et ont commencé à enfler. Leur peau devenait transparente, comme si on voyait du liquide à travers. » (Idem, page 77)
Ne se serait-il agi que de ce que l’on appelle une bonne soupe « à la grimace » ? Non, c’est malheureusement ce que nous avons vu agir précédemment, mais sous une forme peut-être moins directement létale car, sur ce point, le professeur d’économie politique se garde d’être trop catastrophiste :
« Ces gens-là ne pouvaient plus marcher. Ils se traînaient hors de la maison, s’asseyaient face au soleil et se réchauffaient. » (Idem, page 177)
Il ne nous dit pas qu’ils aient, pour autant, souffert de la faim. Ce qui ne veut pas dire, non plus, qu’ils n’aient pas souffert physiologiquement, et parfois même pour aboutir au pire :
« Ils se laissaient choir et n’avaient plus la force de se relever. Certains mouraient ainsi. » (Idem, page 77)
…d’une intoxication alimentaire. Mais les morts subites, à l’échelle d’une maisonnée, d’une rue ou d’un village, le professeur Houmeniouk n’en dit rien, et, selon lui, ce qui est certain – et c’est à l’image de sa propre famille :
« Tous n’ont pas souffert de la faim de la même manière. » (Idem, page 77)
C’est que, parmi les resquilleurs du fisc, parmi les ennemis de la propriété collective, et dans la personne même de ce petit garçon de 10 ans, une passion bien connue a produit ses fruits habituels. Le professeur âgé désormais de 66 ans (en 1989) l’admet sans la moindre réticence :
« Pour eux, la peur ou la honte n’existaient plus. Ils allaient les uns chez les autres, espérant trouver de quoi manger. S’ils apercevaient quelque chose, ils le prenaient, c’est-à-dire, le volaient – un acte autrefois inconcevable. » (Idem, page 77)
Voilà donc les « inconnus » acharnés à se saisir du moindre pot de haricots entrevu chez l’habitant !
Mieux, avoue-t-il encore :
« Nous, les enfants, allions glaner dans les champs. C’était considéré comme un vol du bien socialiste et pouvait être dangereux. » (Idem, page 79)
Or, tout ce petit monde des koulaks acharnés, des passionnés de l’appropriation privée des moyens de production et d’échange n’était parfois que le fruit dangereux de la NEP (nouvelle politique économique) initiée par Lénine, sous la contrainte des rapports de classe, en 1921. Comme l’écrit notre professeur :
« Après la révolution, les paysans avaient reçu des terres, ils étaient devenus des patrons. » (Idem, page 80)
Il avait fallu, pour cela, l’intervention décidée des bolcheviks, c’est-à-dire – tout simplement – le déploiement de la dictature du prolétariat des usines en liaison étroite avec la paysannerie pauvre : les grands propriétaires terriens avaient été chassés et l’usage du sol offert à qui voulait le travailler. Certainement, le monde paysan ne partait pas à armes égales dans ce nouveau contexte, et, par ailleurs, il conviendrait de prendre, sur la production agricole soviétique, le moyen de développer les industries, les transports et l’ensemble du schéma social apte à perpétuer, en retour, le développement de l’agriculture.
Ainsi les mieux dotés eurent-ils l’impression, après quelques années de NEP, que le pouvoir soviétique n’avait plus qu’à les laisser tranquilles. Houmeniouk décrit leur nouvelle situation :
« Les maisons étaient blanchies à la chaux ; presque tous possédaient une étable, une grange, une vache, des chevaux, des cochons, de la volaille ; les jardins étaient clos de palissades. Au temps des moissons, c’était la fête. » (Idem, page 80)
Et les koulaks se croyaient désormais seuls au monde… derrière un enclos qui les garantissait, pensaient-ils, de tout et de n’importe quoi.
Mais surtout de ce qui retentissait à travers le nom de Staline… Gare !
Michel J. Cuny
Clic suivant : Ukraine dékoulakisée – A cause de Staline, des parents auraient mangé leurs enfants