Algérie 1962 : quand le féodalisme résiste plus par ses vestiges que par sa réalité économique

npar Issa Diakaridia Koné

Dans le programme qu’il élabore pour le F.LN. à Tripoli (Libye) en juin 1962, le Conseil national de la Révolution algérienne (C.N.R.A.) a mis en cause les vestiges de féodalisme et de paternalisme qui entachent l’activité politique du parti révolutionnaire, tout en soulignant que ceci correspond à la situation historique laissée, en Algérie, par la colonisation française.

Il allait donc falloir regarder bien en face ce qui devrait être combattu et en quoi cela consistait. Premier constat fait par le C.N.R.A :
« Si le féodalisme, dans sa forme organisée est mort, ses survivances idéologiques et ses vestiges sociaux demeurent. » (page 692)

Que faut-il entendre par « forme organisée » du féodalisme ? Comment, ensuite, la transition se fait-elle du féodalisme à l’économie de marché ? et, de façon plus lointaine, à la démocratie ?

Pour situer ces deux questions dans un cadre plus général, je rappelle que le C.N.R.A. a affirmé, à différentes reprises, qu’il se plaçait dans une perspective socialiste. Nous voici manifestement sur les terres de Vladimir Ilitch Lénine… C’est pourquoi j’ai décidé, une nouvelle fois, de me tourner vers Michel J. Cuny, d’une part, pour que nous en discutions ; d’autre part, pour qu’il me donne des textes précis.

Nous avions déjà constaté certaines similitudes entre la situation algérienne en 1962 et certains aspects de l’économie agraire russe de la fin du XIXe siècle. Pour ce qui les différenciait, nous pourrions en parler ensuite.

Sur le premier point, la chance était avec nous… En 1899, Lénine avait publié un très important ouvrage : Le développement du capitalisme en Russie, dans lequel il étudie le difficile passage du féodalisme à l’économie de marché.

Cela ne nous a pas échappé : par rapport à l’économie européenne, le pays des tsars souffrait alors d’un retard considérable qui valait également pour l’émergence de la classe bourgeoise, c’est-à-dire de la partie de la population qui doit installer l’économie de marché sur les ruines de la féodalité, et se saisir tout à la fois du contrôle des instruments de production et d’échange, et du pouvoir politique.

En Russie, le féodalisme avait résisté plus que partout ailleurs. Soixante ans plus tard, pourquoi en allait-il de même dans l’Algérie du temps de la proclamation de l’indépendance ? Pourquoi le C.N.R.A. se trouvait-il encore en présence des « survivances idéologiques » et des « vestiges sociaux » du féodalisme ? Question importante puisque, selon lui, ces éléments constituaient un obstacle au progrès économique, social et politique :
« Ils ont contribué à altérer l’esprit de l’Islam et entraîné l’immobilisme de la société musulmane. » (page 692)

Ce qui est visé ici, ce sont tout d’abord les aspects psychologiques, si l’on peut dire :
« Le féodalisme, produit de la décadence du Maghreb à un moment de son histoire, n’a pu se perpétuer que dans un contexte de valeurs sociales, culturelles et religieuses elles-mêmes dégradées. » (page 692)

Mais que dire de l’économie sous-jacente ? C’est ici qu’il nous faut recourir aux bons soins de Lénine. Dans l’économie féodale russe, nous avons affaire à de grands propriétaires terriens. Le paysan dispose d’un lot bien à lui qui accompagne une contrainte dont il ne peut pas se défaire. Lénine écrit :
« Suivant la terminologie de l’économie politique théorique, le produit du travail qu’effectuent les paysans sur cette terre constituait le produit nécessaire : nécessaire pour les paysans en tant qu’il leur procurait les moyens de subsistance ; nécessaire pour le seigneur, en tant qu’il lui assurait la main-d’œuvre […]. » (page 197)

Lénine poursuit :
« C’est ce système économique que nous appelons l’exploitation fondée sur la corvée. Pour que ce système prédomine, il va de soi qu’il est indispensable que soient réunies les conditions suivantes :
1° La suprématie de l’économie naturelle. Le domaine féodal devait former un tout isolé, se suffisant à lui-même, ayant des liens très faibles avec le reste du monde.
 » (page 198)
«  Le producteur immédiat [le paysan] devait être doté de moyens de production en général et de terre en particulier. Bien plus, il devait être attaché à la glèbe, sinon le seigneur n’avait pas de main-d’œuvre garantie. » (page 198)
« 3° Autre condition de ce système d’exploitation : le paysan devait dépendre personnellement du seigneur. » (page 198)

Où en était donc le système féodal, dans l’Algérie de la colonisation française ? Insaniyat, la Revue algérienne d’anthropologie et de sciences sociales a publié, en juillet 1999, un numéro consacré aux paysans algériens. Nous y trouvons l’article rédigé par Omar BessaoudL’Algérie agricole : de la construction du territoire à l’impossible émergence de la paysannerie.

Il s’agit justement de la paysannerie qui n’a pas pu émerger du système féodal… Tout juste ce que nous cherchons à comprendre.

Voici comment, selon Omar Bessaoud, l’espace des grands propriétaires fonciers français s’est constitué :
« Les lois foncières et les expropriations. utilisant les moyens les plus divers (militaires, économiques, les transactions sur le marché et la fiscalité), compléteront la formation d’un espace colonial privé sur près de 3 M [millions] d’ha (35 % de la SAU [surface agricole utile]) contrôlés par 150 000 colons et regroupant 22 000 exploitations. » (n° 92)

Quelles conséquences pour le paysan algérien ? Aura-t-il été, lui aussi, retenu auprès du propriétaire foncier, celui-ci régnant sur un tout isolé du reste du monde ?… Non.

Pour le vérifier, tournons-nous vers un document d’époque. Il s’agit de l’analyse faite en 1956 par Yves Lacoste et André Prenant sous le titre : Quelques données du problème algérien, dans le numéro 67 de la revue la Pensée :
« Les moyens de production du secteur d’économie coloniale appartiennent principalement, soit à une minorité restreinte de propriétaires fonciers et de capitalistes européens d’Algérie, soit à des sociétés capitalistes françaises – ou étrangères – et à leurs filiales ; il s’y joint un petit nombre de propriétaires fonciers et de capitalistes indigènes. »

Loin d’être refermée sur elle-même et sur les paysans algériens qui en constitueraient la main-d’œuvre travaillant dans des conditions d’autrefois…
« L’agriculture spéculative dispose du tiers des terres cultivées prélevées sur la paysannerie indigène, et est seule à pouvoir bénéficier de moyens modernes d’équipement et de crédit. »

Cela veut dire que ces entreprises agricoles sont intégrées dans les circuits financiers internationaux, mais aussi dans les systèmes technologiques les plus avancés…
« Elles ont pu ensuite, en raison même de leur extension, acquérir du matériel agricole substitué à la main-d’œuvre salariée, qui fut ainsi progressivement éliminée parce que jugée encore trop coûteuse […]. »

La conséquence pour les travailleurs algériens est dès lors imparable :
« Les 7/8 de la population algérienne doivent produire en marge des investissements capitalistes et des « réalisations » officielles. Cette masse de 6 à 7 millions d’hommes a été privée des 3/5 des terres les plus cultivables de son pays ; de plus la destruction de l’équilibre économique et social du système de production traditionnel et la fermeture du marché au paysannat et de l’artisanat leur interdisent de vivre comme; par le passé. »

Et voilà où en est arrivée la société algérienne au moment de la guerre d’indépendance nationale :
« La grande culture européenne les rejetant de plus en plus du salariat, les fellahs sans terre constituent une armée grandissante de chômeurs agricoles : officiellement 800.000, soit plus que le chiffre d’accroissement de la population active agricole depuis la conquête. »

Le féodalisme agricole algérien avait été balayé au bénéfice de l’impérialisme français… La transition par la petite paysannerie en direction de la démocratie était devenue impossible… Ne subsistait plus qu’un féodalisme culturel complètement hors-saison.

Issa Diakaridia Koné

NB. La collection complète des articles d’Issa Diakaridia Koné est accessible ici :
https://unefrancearefaire.com/category/lafrique-par-elle-meme/


Une réflexion sur “Algérie 1962 : quand le féodalisme résiste plus par ses vestiges que par sa réalité économique

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